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(message
transmis par Jacques
Keryell)
Du
Père Maurice Borrmans
Approches chrétiennes
de l’islam
Les
consciences chrétiennes et leur pensée théologique n’ont
pas manqué de s’interroger et de se prononcer face au
défi spirituel qu’ont été pour elles l’émergence de la
religion musulmane et son affirmation politique au cours
de l’histoire, dès lors que l’Islam rayonnait à partir
des grandes capitales que furent Damas, Bagdad, Le Caire
et Istanbul. Chrétiens syriaques et coptes à lui soumis
désormais, chrétiens byzantins devenus orthodoxes et
chrétiens latins demeurés catholiques à lui confrontés
eurent tous à se prononcer sur l’islam comme religion au
cours des âges. Le Père Jean-Marie Gaudeul s’est attaché
à présenter, en deux volumes, sous un titre provocateur,
Disputes ? ou Rencontres ?, ce que
furent les regards croisés entre L’Islam et le
christianisme au fil des siècles, comme l’indique
le sous-titre,
tant du côté chrétien que du côté musulman. Avant lui,
le Père Youakim Moubarac avait consacré ses Recherches
sur la pensée chrétienne et l’Islam, d’abord Des
origines à la prise de Constantinople, puis
Dans les temps modernes et à l’époque contemporaine, y
passant en revue les attitudes successives et
diversifiées que les penseurs et les théologiens
chrétiens ont adoptées vis-à-vis de l’islam à partir de
1453, siècle après siècle, jusqu’aux textes innovateurs
du Concile Vatican II (1962-1965). C’est en fonction de
ses premières Conclusions
qu’il convient de commencer la présente réflexion
théologique, tout en tenant compte des grandes
orientations que la théologie chrétienne des religions
non chrétiennes a développées au cours du XXème siècle.
En 1976, le Père Joseph Gelot les résumait comme
suit : la théologie dialectique protestante, la
théologie de l’« accomplissement », la
théologie de l’histoire spéciale et générale du salut,
la théologie de la « sacramentalité ». C’est
d’ailleurs dans le cadre de ces mêmes orientations que
se sont exprimés les principaux acteurs du dialogue
islamo-chrétien au cours du dernier siècle, comme le
signalent Dominique Avon en son ouvrage sur Les
Frères prêcheurs en Orient. Les Dominicains du
Caire (années 1910-1960)
et Oissila Saaïdia dans son étude sur les Clercs
catholiques et Oulémas sunnites dans la
première moitié du XXème siècle.
Quelles
étaient donc les « conclusions » et les
« propositions » qu’offrait le Père Y.
Moubarac ?
Après avoir
reconnu certaines « lacunes » de son
texte, Y. Moubarac passait aux
« acquisitions » et décrivait « les plus
symptomatiques » d’entre elles : « Quels
que soient les retours de flamme des nostalgiques de la
chrétienté contre ‘l’ennemi héréditaire’, ou leurs
intentions et leurs plans à l’encontre du ‘bloc
inconvertissable’, il est certain que tant la politique
du Saint-Siège que la doctrine de l’Eglise catholique
semblent maintenant fixées en matière de rapports
islamo-chrétiens ». Un certain consensus rassemble
les chrétiens, toutes confessions confondues, selon
« deux ordres de données autour desquels se
rallient les esprits, non sans éviter encore les
querelles ». Il y a d’abord « un assez large
accord de la conscience chrétienne sur l’Islam comme
’religion de la Nature’ parfaitement respectable, à
l’exception de telle ou telle manifestation de sa vie
familiale ou sociale
[…]. Il n’est pas difficile non plus de dégager un
minimum de données communément reçues désormais sur
Mahomet et le Coran, bien que l’on soit encore
apparemment assez réticent dans le Christianisme sur le
premier sujet par rapport au second ».
Ensuite, « il nous semble que c’est le domaine de
la mystique musulmane où la pensée chrétienne aura fait
le plus de chemin, non sans qu’il soit encore bordé
d’écueils, tant à cause de la situation de la mystique
en Islam, que des exigences de la foi chrétienne […].
Bref, il se trouve que la pensée chrétienne aura accordé
à la mystique musulmane ce qu’elle a refusé à l’Islam.
Cela est d‘autant plus significatif que l’Islam
soi-disant traditionnel refuse sa mystique. Alors le
problème fondamental est posé. Dans la reconnaissance de
l’Islam, quel Islam finalement le Christianisme va-t-il
reconnaître ? Disons alors que, si la pensée
chrétienne s’est tellement interrogée jusqu’ici sur
l’Islam et ne se soit pas encore fixée, cela peut être
attribué à une multitude de causes, mais que la raison
principale est le destin même de l’Islam toujours en
tension et n’ayant pas encore reconnu sa vraie nature».
A ces deux « acquisitions », il faut encore
ajouter « deux séries de constatations
positives » : « en Orient, la réponse
chrétienne s’essaie toujours à la forme
rationnelle » et fait « refleurir l’examen
chrétien des Ecritures islamiques à la manière
médiévale ».
Mais c’est en sa « problématique
nouvelle » que Y. Moubarac proposait en partage les
fruits de sa réflexion théologique, à la suite des
« intuitions » glanées au cours de sa longue
enquête auprès des penseurs chrétiens des temps
modernes, parmi lesquels il privilégiait Forster,
Leibniz, Asin y Palacios et Lammens,
avant de faire sienne l’approche spirituelle du Père
Jean de Menasce et du cardinal Charles Journet. Pour le
Père de Menasce, alors qu’il analyse, en bon thomiste,
la théologie de Hendrik Kraemer, « le plus grand
théologien protestant contemporain qui se soit intéressé
à l’Islam », il est clair que « l’Islam, à
n’en pas douter, est à ranger parmi les hérésies :
la Révélation biblique, pour être mal connue, n’y est
pas ignorée, elle y est formellement rejetée quant aux
vérités essentielles : l’Incarnation et la
Trinité ; mais c’est bien à la Révélation que le
Coran entend se rattacher » si
bien que Y. Moubarac peut dire, à ce sujet, qu’« on
en revient là à la première page de la pensée
islamologique chrétienne, c’est-à-dire à saint Jean
Damascène » , puisqu’il fait sien
« l’essai d’interprétation de l’Islam par Charles
Journet » qui « s‘inspire de Jean de
Menasce et d’autres encore». Pour ce faire, il
s’attache « à un texte inédit de 1967 » où le
cardinal Journet délivre sa pensée théologique en
disant
que « Le message de Mahomet, trésor suprême de
l’Islam, c’est la révélation surnaturelle (c’est
lui qui souligne) du Dieu unique et transcendant faite à
Abraham, ouverte chez lui au mystère de la Trinité et de
l’Incarnation rédemptrice, mais bloquée, stoppée, figée,
lors du faux-pas d’Israël, et reçue par Mahomet, en
vertu d’une méprise non coupable, comme anti-trinitaire
et anti-chrétienne ; d’où la terrible et durable
ambiguïté de ce message ».
Il
est évident, pour le cardinal, que Dieu ne saurait
jamais être rendu responsable de cette « tragique
méprise », d’autant plus qu’il formule aussitôt une
« précieuse remarque » qui retient toute
l’attention de Y. Moubarac : « La notion du
Dieu unique et transcendant, mutilée dans l’Islam (et
dans Israël), il suffira à Dieu d’envoyer sur elle un
rayon de sa lumière pour l’ouvrir, la vivifier, la faire
éclore en la notion d’un Dieu d’amour que les soufis (et
les hassidim) ont pressentie, redécouverte et même
proclamée ».
Et c’est bien dans cette ligne que Y. Moubarac poursuit
alors sa « problématique nouvelle », en
s’appuyant tant sur le Père Lagrange que
sur Raïssa Maritain, laquelle se réfère, en son Journal,
au constat final du cardinal : « Une seule
certitude dans notre ignorance nous reste : Dieu
sait ce qu’il permet ».
C’est
pourquoi Y. Moubarac, récusant toute fausse
interprétation des propos du cardinal Journet,
entendait bien situer ainsi l’Islam dans le cours de
l’histoire religieuse de l’humanité par « une prise
de position globale et sans ambiguïté sur le message par
lui transmis, ses ‘sources’ et son unité ».
Il a voulu expliciter tout cela, en
1976, dans son article « La pensée chrétienne et
l’Islam. Principales acquisitions et problématique
nouvelle » de la revue Concilium
à laquelle il confiait ses « interrogations »,
tout en y intégrant la pensée du cardinal Journet, avant
d’évoquer les « exigences et difficultés du
dialogue ». Distinguant opportunément entre
« approche théologique et sensibilité
religieuse », il observe, chez ses contemporains
chrétiens vivant « en pays d’Islam »,
« une primauté du contemplatif qui intègre
l’existentiel et rachète aussi bien le politique que le
théologique ». Refusant tout « historicisme
abusif », il lui « paraît que l’ensemble des
chapitres XII et suivants du 1er livre de la
Bible devrait recevoir un traitement analogue à celui
dont les chapitres I à XI ont fait l’objet » :
« Tous sont exclus par le péché et tous rachetés
par la grâce ». Y. Moubarac rejoindrait volontiers
Mgr Georges Khodr, métropolite orthodoxe du Mont Liban,
qui souhaite « corriger l’étroitesse apparente
d’une christologie sotériologique limitée à l’histoire
d’Israël et de l’Eglise par une mystériologie du Logos
et de l’Esprit étendue à l’histoire universelle »,
laquelle pourrait voir dans l’Islam, au nom de toutes
les autres religions, « une protestation commune à
l’encontre d’un prérogativisme chrétien hérité du
prérogativisme juif ». Comment donc Y. Moubarac
envisageait-il encore, en 1988, « l’histoire du
salut » au terme de ses luttes et de ses
méditations ? Dans un colloque parisien sur les
Chrétiens d’Orient, il y disait : « Ceux qui
sont ici savent que je conteste fondamentalement la
théologie de l’histoire du salut. J’ai passé trente ans
de ma vie pour, je dirais, la rendre acceptable, en
disant que cette histoire de salut dite judéo-chrétienne
n’était pas exclusive, ni excluante, et qu’au moins elle
devait s’élargir à l’Islam. Pendant trente ans donc on a
fait de l’abrahamisme ; je dois déclarer, sans
brûler ce que j’ai adoré, que je trouve ce schéma tout à
fait ambigu ». Toutes considérations, positives ou
désabusées, qui lui ont donc fait dire, à la suite de
Roger Arnaldez, combien le dialogue islamo-chrétien
s’avérait difficile, tout en étant inéluctable, tout en
reconnaissant, de par ailleurs, que la pensée même de
Louis Massignon demande à être précisée. En effet,
celui-ci n’a pas manqué d’exprimer en ses écrits des
intuitions prophétiques où certains aimeraient trouver
une première expression théologique.
Louis Massignon et ses
« visions théologiquement prophétiques »
Il est certain que Louis Massignon,
orientaliste catholique, a renouvelé par ses recherches
et ses publications le regard des chrétiens sur l’islam
après des siècles de polémiques où s’étaient épuisés de
nombreux intellectuels et penseurs tant musulmans que
chrétiens. Parmi ses nombreux livres et articles, quatre
textes semblent exprimer au mieux sa
« compréhension spirituelle » de l’islam. Il y
a d’abord, en 1917, son Examen du ‘Présent de
l’homme lettré’, où il entend réfuter ce Présent
(Tuhfa),
livre de polémique antichrétienne attribué au tunisien
Ibn al-Torjoman, alias Anselmo Turmeda. Il y constate
que l’apologétique musulmane « ne propose à l’homme
que d’adhérer par sa raison à l’évidence de la religion
naturelle […). Le but de la révélation coranique, selon
lui, n’est pas d’exposer et de justifier des données
surnaturelles jusqu’alors ignorées, mais de faire
retrouver aux intelligences, en leur rappelant, au nom
de Dieu, les sanctions temporelles et éternelles, la
religion naturelle, la loi primitive, le culte très
simple que Dieu a prescrit pour toujours, qu’Adam,
Abraham et les prophètes ont tous pratiqué sous les
mêmes formes, en convainquant les idolâtres, les juifs
et les chrétiens, de l’évidence de cette loi divine
qu’ils doivent reconnaître gravée dans leurs
intelligences, lorsqu’ils en ont retranché toute vaine
superstition
[…]. L’apologétique musulmane, qui part de
l’impossibilité rationnelle d’une relation quelconque
unissant Dieu, le créateur, à l’homme, une créature,
scelle cette interdiction par le texte même dont
révélation a été faite à Mohammed : c’est le texte
de la Parole divine ».
Et
L. Massignon d’insister sur ce caractère de l’islam en
toutes ses manifestations : « La révélation
coranique est présentée comme la loi naturelle,
c’est-à-dire la loi éternelle dirigeant, vers la fin qui
leur est propre, les actes et les mouvements des hommes,
telle qu’elle se formule pour la raison. Elle se dit,
comme elle, universelle, immuable et absolue ».
En
bref, « l’Islam a voulu prouver, contre toutes les
idolâtries, que la religion primitive des patriarches,
d’Adam à Noé et Abraham, suffisait à tous les besoins
sociaux de l’homme, en commandant à sa raison d’adorer
le Dieu unique de la Loi naturelle, par la foi, à jamais ».
Tel
serait donc, pour L. Massignon, selon cet Examen
qui ne fut publié, sur sa volonté expresse, qu’après sa
mort, le rôle contestataire ou prophétique que l’Islam
historique aurait rempli depuis quatorze siècles et se
devrait de réaliser encore demain.
C’est en 1935, dans la deuxième de ses Trois
Prières d’Abraham,
intitulée L’Hégire d’Ismaël, que L. Massignon
concède que, « revendication militante de la pure
transcendance, résurgence mystérieuse du culte
patriarcal antérieur au Décalogue mosaïque et aux
Béatitudes, dénudation du désert […],
l’Islam est presque un schisme abrahamique, comme
Samarie et le talmudisme furent des schismes mosaïques,
comme l’orthodoxie grecque fut un schisme
postchalcédonien ».
Il
y voit « une réponse mystérieuse de la grâce à la
prière d’Abraham pour Ismaël et les Arabes ».
Poursuivant alors ses intuitions aussi riches que
généreuses, il considère que l’Islam « par un
mouvement d’involution temporelle, par une remontée vers
le plus lointain passé, inversement symétrique à
l’attente messianique grandissant chez les juifs d’Isaïe
à Hérode, énonce la clôture de la révélation, la
cessation de l’attente (car il est) antérieur, son
seulement à la Pentecôte, mais au Décalogue » :
il
exprime « avec une naïveté encore plus primitive
que celle de l’enfant »,
un
message qui se présente « en niveleur, au ras de la
religion naturelle, de tout épanouissement dogmatique
surnaturel »,
se
réduisant, en fin de compte, comme le comprend le Père
Michel Hayek, « à la vertu morale de
religion », de sorte que l’Islam serait ainsi,
toujours selon celui-ci, une « religion naturelle
ravivée par une révélation prophétique », ce
qui donnerait au Coran et à Muhammad des privilèges hors
pair : le premier participerait de la révélation,
d’une certaine manière, et le second serait alors un
« prophète négatif ».
En 1948, dans un article Le signe
marial de la revue Rythmes du monde,
L. Massignon s’attache à justifier la sincérité de
Muhammad, à rappeler qu’il y a des saints en Islam et à
considérer celui-ci comme un défi mystique adressé aux
chrétiens. « Le Coran, écrit-il, admet que la
générosité divine dépassera la nature (dans ses
récompenses) et ne tolère pas que les insertions libres,
par la grâce, du mystère divin dans les créatures
(mystère unique où les chrétiens discernent trois
mystères, Trinité, Incarnation et Rédemption),
insertions qui sont surnaturelles, soient rabaissées au
vocabulaire équivoque des relations naturelles, par des
dénominations ambivalentes comme celles de la
communication des idiomes ». Et de conclure
l’article en affirmant qu’« on peut dire que
l’Islam existe, et continuera à subsister, parce que de
foi abrahamique, pour contraindre les chrétiens à
retrouver une forme de sanctification plus dépouillée,
plus primitive, plus simple, à laquelle les musulmans
n’atteignent que rarement, j’en conviens, mais par notre
faute, parce que nous ne la leur avons pas encore
montrée en nous, et qu’ils l’attendent de nous, du
Christ ».
C’est enfin dans une lettre adressée, en
1958, à Mme R. Charles-Barzel, que celle-ci reproduit
dans son livre Ô Vierge puissante,
que L. Massignon précise sa pensée. « Il faut vous
souvenir, y dit-il, que les musulmans n’ont pas encore
reçu de Dieu toutes les grâces, privées ou
sacramentelles, dont les chrétiens détiennent le
redoutable privilège. Redoutable pour eux, s’ils en
mésusent en méprisant les musulmans à qui Dieu ne les a
pas données ». En effet, ajoute-t-il, « dans
l’histoire de l’humanité, nous avons trois périodes
religieuses : 1) l’état de nature, blessé par le
péché d’Adam, correspondant à l’époque
patriarcale ; 2) l’état légal, qui commence au
décalogue du Sinaï ; 3) l’état évangélique, qui
commence au Christ et à la Pentecôte. Il est absurde de
discuter avec un juif croyant, comme s’il était arrivé à
l’état évangélique ; il en est encore à la Loi de
crainte ; de même, il est absurde de discuter avec
un musulman comme s’il était arrivé, soit à l’état
légal, soit à l’état évangélique ». Et de
conclure : « L’Islam est encore à l’état
patriarcal, au temps d’Abraham ; et le fait que
Mahomet l’a prêché six cents ans après la Pentecôte, que
le Coran nomme Moïse et Jésus, fils de Marie, n’empêche
pas l’Islam d’en être à l’état patriarcal, assez
primitif, où la conscience morale, admirablement
éclairée sur l’obéissance à Dieu, premier servi, et sur
l’interdiction de l’idolâtrie, est encore crépusculaire
sur la polygamie, le concubinat, le rapt et les ruses de
guerre ».
Telles sont les intuitions spirituelles
de L. Massignon, pour lequel l’Islam semblerait donc
être « une religion naturelle ravivée par une
révélation prophétique » en ce sens qu’elle
emprunte à la tradition judéo-chrétienne l’essentiel de
son vocabulaire et une partie simplifiée de son
enseignement. L’Islam aurait-il pour mission de rappeler
à tous « la religion des origines » ou
faudrait-il le situer « dans l’alliance
transhistorique conclue avec les ‘fils d’Adam’, aussi
bien que dans l’histoire de la révélation spéciale
commencée avec Abraham ? ». Comment situer la
grande aventure spirituelle de l’Islam dans l’ensemble
des recherches religieuses de l’humanité et dans la
révélation progressive d’un Dieu qui entend dire aux
humains ce qu’Il est en son Verbe qui se révèle
en Jésus-Christ ?
Vers une approche diversifiée de
l’Islam par les témoins du dialogue
Certains ont voulu conclure de cet
« abrahamisme » de L. Massignon que l’Islam
serait une voie parallèle de salut pour les musulmans,
s’originant dans la bénédiction d’Abraham à Ismaël et
participant donc d’un dessein positif divin à cet effet.
Ce ne serait qu’à la fin des temps qu’une convergence
eschatologique ferait du retour de Jésus la
manifestation plénière de ce dessein, bien qu’il ne soit
en rien précisé s’il s’agit du retour dont parle l’Islam
ou de l’avènement final qu’attend la foi chrétienne
(ambiguïté maintenue !). Etait-ce aller trop
loin ? L’exaltation des exclus « en
Ismaël » par L. Massignon ne les mettrait-elle pas,
à terme, hors des promesses faites à Abraham ?
C’est pour clarifier les réponses à ces questions que le
Père Georges Anawati,
son ami dominicain égyptien, écrivit à L. Massignon, en
1955, une lettre qui peut encore servir de guide en ce
domaine délicat. « Est-ce à moi, lui disait-il, de
vous rappeler le ‘mystère’ de l’Islam et les redoutables
problèmes qu’il pose à la conscience chrétienne quand on
essaie ‘de sonder les desseins de Dieu’ à son
égard ? Comment dès lors ne pas admettre, une fois
sauvegardées, avec intransigeance, les questions de
base, qu’il puisse y avoir des divergences
d’interprétations parmi les théologiens et les
spécialistes de l’Islam ? Il y a un vaste domaine
de ‘questions disputées’ où chacun s’efforce de voir
clair dans la mesure de ses moyens. Allons-nous risquer,
par un attachement passionné à notre interprétation de
tel ou tel point subsidiaire de doctrine, de
compromettre la position de base, si péniblement acquise
(i.e. l’attention sympathique et efficace accordée par
l’Eglise aux problèmes soulevés par l’existence de
l’Islam) et provoquer un coup de barre malheureux ?
Jetterons-nous l’anathème sur ceux de nos frères, de nos
amis qui ne partagent pas entièrement notre
point de vue ? ».
Le fondateur de l’Institut Dominicain
d’Etudes Orientales du Caire devait expliciter sa
pensée, trente ans après, en distinguant trois courants
catholiques d’interprétation théologique de l’islam dans
sa conférence de Fribourg (Suisse) du
15 novembre 1985 : «Un courant minimaliste,
surtout préconciliaire, qui ne voit dans l’Islam que ce
qui heurte les dogmes chrétiens. Ce courant est devenu
anachronique. Un courant maximaliste qui
reconnaît, d’une façon ou d’une autre, le prophétisme de
Mahomet et le caractère révélé du Coran. Les bases d’une
telle interprétation sont fragiles, à la fois du point
de vue historique et du point de vue exégétique et
théologique. La majorité des islamisants catholiques
préfèrent suivre une via media. Tout en montrant
beaucoup de sympathie pour les musulmans et une grande
ouverture pour le dialogue, cette voie marque les
divergences radicales qui séparent les deux religions.
Elle précise soigneusement l’objet du dialogue, ses
conditions et ses limites. Les partisans de cette
tendance estiment qu’il est prématuré de porter un
jugement théologique sur l’Islam (pas de ‘théologie
indiscrète’). Il faut le prendre comme un fait et
continuer de l’étudier dans sa complexité même, à la
fois religion, communauté, culture et
civilisation ». Ce faisant, le Père G. Anawati
rejoignait la question que posait le Père Y.
Moubarac : « Quel Islam finalement le
Christianisme va-t-il reconnaître ? », puisque
celui-ci constatait que, « si la pensée chrétienne
ne s’est pas encore fixée (à son sujet), la raison
principale est le destin même de l’Islam toujours en
tension et n’ayant pas encore reconnu sa vraie
nature ». Car de quel islam le chrétien se voit-il
invité à se prononcer ? De l’islam de la Loi
coranique et de sa pratique orthodoxe, de l’islam de la
sagesse philosophique et de son éthique humaniste, ou de
l’islam du soufisme des mystiques et de la dévotion des
confréries ? Il est certain que l’approche
théologique de ces trois « islam-s » ne peut
qu’être des plus différenciées, à moins que l’on ne se
contente d’une approche unitaire de ce qu’ils ont de
commun au plan du credo, des rites et de la morale, et
c’est bien en ce sens, semble-t-il, que s’est prononcée
la Déclaration conciliaire de Vatican II
quand il s’agit des musulmans. Certes, cette Déclaration
Nostra Aetate inspire aujourd’hui, en partie, la
théologie des religions non chrétiennes,
mais qui ne voit que l’Islam y a une place singulière,
car à la différence de celles qui sont préchrétiennes,
il est seul à s’y présenter comme postchrétien, ce qui
n’est pas sans poser plus d’un problème. C’est pour y
mieux répondre que le Secrétariat romain pour les non
chrétiens, devenu le Conseil Pontifical pour le Dialogue
Interreligieux en 1988, a proposé peu à peu ses
documents explicatifs en la matière : Attitude
de l’Eglise catholique devant les croyants des autres
religions (10 mai 1984), Dialogue et
annonce : réflexions et orientations concernant
le Dialogue interreligieux et l’Annonce de l’Evangile
(19 mai 1991), celui de la Commission théologique
internationale : Le christianisme et les
religions (octobre 1996), celui Dominus Jesus
de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (6 août
2000), Sur l’unicité et l’universalité salvifique de
Jésus-Christ et de l’Eglise. Si l’ensemble de ces
documents semblent représenter le patrimoine commun de
tous ceux qui sont aujourd’hui engagés dans le dialogue
islamo-chrétien, il est certain que la position
minimaliste, maximaliste ou médiane quant à l’approche
qu’ils se font de l’islam du point de vue théologique
dépend aussi en grande partie du choix qu’ils font entre
les diverses hypothèses que la critique historique
propose quant aux origines de l’Islam en ses dimensions
religieuses, culturelles et politiques.
Quels seraient donc ces
minimalistes aujourd’hui ?
Certains d’entre eux contestent, à leur
manière, l’existence même de la Déclaration conciliaire
sur les relations de l’Eglise avec les religions non
chrétiennes. Alain Besançon, de l’Académie des Sciences
Morales et Politiques, qui est bien connu pour son livre
des Trois tentations dans l’Eglise,
estimait en 1999 que les conditions d’un véritable
dialogue entre chrétiens et musulmans ne sont pas
réunies, car, disait-il, « le dialogue requiert
deux partenaires. Les deux doivent s’engager à la
condition essentielle de chercher la vérité en commun.
Il me semble qu’en ce moment les musulmans ne sont pas
décidés à signer le pacte de bonne foi qui rend possible
le dialogue ». Il en serait toujours de même
aujourd’hui et c’est le texte même de la Nostra
Aetate qui, par lui, est remis en question, car
pourquoi avoir ainsi privilégié l’islam plus que
l’hindouisme ou le bouddhisme? En effet, invité à
participer au Synode des Evêques pour l’Europe en
octobre 1999, il a bien précisé quelle était sa
« thèse théologique : l’islam est la
religion naturelle du Dieu révélé ».
D’où ses « trois thèses » qui semblent être
celles des minimalistes de toutes sensibilités :
« Les chrétiens ont grand tort de considérer
l’islam comme une religion simpliste, élémentaire, une
‘religion de chameliers’. C’est au contraire une
religion extrêmement forte, une cristallisation
spécifique du rapport de l’homme à Dieu, parfaitement
opposée au rapport juif et chrétien, mais non moins
cohérente. Les chrétiens ont tort d‘estimer que
l’adoration par l’islam du Dieu unique d’Israël les rend
plus proches d’eux-mêmes que les païens. En fait, comme
le prouve l’histoire de leurs relations, ils en sont
plus radicalement séparés à cause du mode d’adoration de
ce même Dieu. Il s’ensuit que, dans leur effort pour
comprendre les musulmans et ‘dialoguer’ avec eux, les
chrétiens doivent s’appuyer sur ce qui demeure de
religion naturelle, de vertu naturelle, au sein de
l’islam. Et avant tout de s’appuyer sur la nature
humaine commune qu’ils partagent avec eux. Mais le
Coran, à la différence d’Homère, Platon ou Virgile, ne
peut être considéré comme une preparatio evangelica ».
Et A. Besançon d’ajouter : « Quel
scandale y a-t-il à reconnaître dans l’Islam un
ennemi ? Il se donne ouvertement pour ennemi du nom
chrétien et c’est, après tout, son droit […]. Le
commandement évangélique d’aimer ses ennemis suppose
précisément que la distinction est faite entre les
ennemis et les amis ». Mais c’est le texte de la
Constitution Lumen Gentium qu’il juge
critiquable, d’autant plus que le Catéchisme de
l’Eglise catholique en a omis un mot important :
«Le
dessein de salut enveloppe également ceux qui
reconnaissent le Créateur, en tout premier lieu les
musulmans qui professent avoir la foi d’Abraham,
adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, juge
des hommes au dernier jour » (§ 16). Elle
laisse supposer que « la foi d’Abraham pourrait
également contenir in nuce une autre
foi que la foi de Moïse et la foi
chrétienne », ce qui est évidemment impossible pour
celle-ci.
Le Père Edouard-Marie Gallez, dans son livre Le
malentendu islamo-chrétien,
semble être tout autant critique vis-à-vis des textes
dont il a été parlé plus haut et de tous les efforts de
dialogue interreligieux tentés depuis un siècle. Il
aimerait que les musulmans prennent acte de sa thèse, à
savoir que l’Islam est une « dérive du
judéo-christianisme primitif » dont certains
membres, les judéo-nazaréens, auraient communiqué plus
tard leur idéal messianiste à Mahomet. C’est pour cela
qu’il demande un « changement de cap »
intégral du regard chrétien sur l’islam, parce que
celui-ci est « post-chrétien » et ne saurait
donc jamais être traité comme « les religions
pré-chrétiennes ». Pour cette raison, ce que dit le
§ 2 de Nostra Aetate à leur propos ne
peut s’appliquer à l’islam en tant que tel, ce qui
diminue d’autant toute perspective de dialogue
interreligieux. Et d’accuser alors Louis Massignon et
ses disciples de « relativisme théologique »
et d’être « à l’origine des dérives syncrétiques
des relations entre l’islam et le monde chrétien ».
Plus proches de la voie médiane mais
toujours soucieux de mettre en avant la grande
différence entre christianisme et islam quant au mystère
de Dieu, de l’homme et de l’histoire, d’autres chrétiens
mettent en doute le avec nous du texte
conciliaire déjà cité, alors que d’autres, maximalistes,
en font un grand cas. C’est le cas du Père François
Jourdan et des professeurs Rémi Brague, Marie-Thérèse
Urvoy et Dominique Urvoy, ainsi que de beaucoup
d’autres, comme Mme Annie Laurent, lesquels risquent
ainsi de réduire le dialogue au seul domaine des
collaborations humaines possibles. Pour clarifier les
textes auprès des chrétiens qu’ils estiment mal préparés
au dialogue interreligieux, ils ont le souci d’insister
sur les différences fondamentales entre christianisme et
islam : ce qu’ils auraient de commun
spirituellement se révèlerait très vite des plus
superficiels. D’où le titre des deux livres du Père
François Jourdan, Dieu des Chrétiens, Dieu des musulmans,
des repères pour comprendre
et La Bible face au Coran (Les vrais fondements de
l’islam),
où l’auteur, à juste titre, dénonce la confusion
qu’engendre le recours à un vocabulaire théologique
chrétien pour parler des réalités musulmanes :
« Mon seul propos, dit-il, est de mettre le doigt
sur les différences doctrinales », tenant compte
« des cohérences fondamentales des deux
traditions », si bien qu’il en arrive à douter que
l’on puisse dire que « nous avons le même
Dieu ». Pour lui, « beaucoup d’expressions
courantes et médiatiques sont maladroites ou carrément
fausses sans que l’on s’en aperçoive ». Et
de conclure en disant qu’il faut avoir « le courage
de se dire que nous ne sommes pas pareils (respect de
nos identités réelles) » et que le dialogue vise à
un « partenariat » dont, malheureusement, il
ne précise aucunement quel peut en être le
programme !
Le professeur Rémi Brague, spécialiste
des Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme
et islam,
propose une approche analogue dans l’ensemble de ses
publications philosophiques et plus spécialement en ses
deux livres Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux
autres
et Qui est le Dieu des chrétiens ?
Les différences sont radicales entre christianisme et
islam : le recours sous forme univoque à un même
vocabulaire religieux ne peut qu’engendrer la confusion.
Certes, « le chrétien ne peut s’enfermer dans un
splendide isolement et refuser de reconnaître ce que les
autres sagesses et traditions religieuses peuvent
enseigner de juste et de vrai. En sens inverse, le
risque existe de tomber dans un relativisme qui n’a, en
fait, que l’apparence du dialogue ». C’est pour
cette raison que les professeurs Marie-Thérèse et
Dominique Urvoy, enseignant l’islamologie respectivement
à l’Institut catholique de Toulouse et à l’université de
Toulouse-II, ont jugé utile de publier, sous le titre de
La mésentente, un Dictionnaire des
difficultés doctrinales du dialogue islamo-chrétien
qui « montre comment, à défaut d’entendre les mêmes
choses sous les mêmes mots, règne une mésentente qui ne
peut satisfaire que le désir de reconnaissance du monde
occidental et la volonté de revendication du monde
musulman. Tiraillé entre l’affection et l’aversion,
l’échange ne relève plus alors de la lucidité, mais de
l’accommodement des sensibilités ». Avant d’en
faire la démonstration à propos des « 50 entrées
cruciales » de leur dictionnaire, ils s’en
expliquent dans leur Introduction, car
l’institutionnalisation du dialogue islamo-chrétien a pu
développer tout ce qui « permet une action
commune » tandis que les « questions de
fond » continuent à faire problème : « Le
dialogue islamo-chrétien se prolonge ainsi souvent en
une discussion entre chrétiens : d’une part des
chrétiens ‘tout court’, désireux d’une bonne entente
avec les musulmans, sans plus ; et, de l’autre, des
chrétiens islamophiles qui sont prêts à des concessions
de fond ». On peut trouver un discours semblable
dans les écrits de Madame Annie Laurent et des amis du
mouvement d’Aide à l’Eglise en Détresse (AED), à partir
de l’analyse qu’ils font de la situation difficile des
minorités chrétiennes dans les pays islamiques, qu’il
s’agisse de Vivre avec l’islam ?
ou d’Enquêtes sur l’islam en hommage à Antoine
Moussali,
lui qui affirmait qu’« il n’est de dialogue vrai
que celui qui se déroule en vérité ; ce qui évitera
bien des malentendus, des déceptions amères et des
confusions regrettables, et amènera à l’acceptation de
l’autre différent ».
Quelle est alors la position des
maximalistes ?
Tout aussi soucieux de dialogue, ils
entendent conclure des textes du magistère catholique,
interprétés univoquement et littéralement, que toutes
les religions historiques appartiennent au même dessein
de salut et que l’islam s’y révèle être la plus proche
du christianisme, sous bien des aspects. Désireux, dans
leur générosité, de valoriser toujours plus ce que
chrétiens et musulmans ont en commun de valeurs humaines
et religieuses, ils sont prêts à considérer leurs
croyances et leurs expériences comme semblables, ce qui
les amène, comme le signalait le Père G. Anawati, à
« reconnaître la mission prophétique de Mahomet et
le caractère révélé du Coran », ce qui n’est pas
sans avaliser alors un certain relativisme en théologie
des religions. Que penser, par exemple, de l’attitude du
Père Paolo Dall’Oglio, disparu en Syrie alors qu’il y
tentait une médiation en faveur de deux évêques
disparus en 2013? Son livre, au titre ambitieux Amoureux
de l’Islam, croyant en Jésus,
n’est pas sans poser bien des questions. Dépassant les
vues de L. Massignon qui l’ont fasciné, il pense pouvoir
« être musulman avec les musulmans » et
reconnaître le travail de l’Esprit de Dieu dans
l’expérience religieuse musulmane. Se voulant membre
d’une « Eglise de l’Islam », il déclare que
« nous n’allons pas vers des assimilations
réciproques ni de mélanges équivoques, mais vers un
horizon partagé sur lequel des synthèses capables de
pluralisme dans la communion se projettent ».
Surévaluant « les relations abrahamiques »,
convaincu de « la sincérité de la vocation
prophétique de Muhammad »
et
attribuant à l’Islam un lien fondamental avec la
tradition biblique, il interprète donc les textes du
magistère en faveur de « la prophétie de
Muhammad » et de « la révélation en
Islam » au nom d’une parfaite inculturation
spirituelle. D’autres disciples de L. Massignon ont
pensé pouvoir élaborer, à partir de ses intuitions
spirituelles, une théologie de voies parallèles qui se
présenterait comme suit : tout comme, à partir
d’Abraham, le fils selon la chair, Isaac, a donné le
peuple juif héritier de la promesse, de qui est né le
sauveur, Jésus Christ, l’Isaac selon l’esprit, et donc
le christianisme, de même l’autre fils selon la chair,
Ismaël, aurait donné le peuple arabe, de qui serait né
le prophète Muhammad, l’Ismaël selon l’esprit, et donc
l’islam, chrétiens et musulmans étant tous destinés à un
même salut eschatologique. Déjà le chanoine Charles
Ledit, avec son Mahomet, Israël et le Christ,
s’insérait dans cette ligne
« concordiste » : se fondant sur les
nombreuses « traces » de références
évangéliques dans le Coran, « il voit dans ‘la
vocation guerrière de l’islam naissant’ un élément du
plan de la Providence, dont la mission contemporaine est
la défense armée de l’humanité contre l’extension de
l’athéisme ».
Mais qu’en est-il alors de la théologie sous-jacente aux
travaux de Denise Masson qui s’est rendue célèbre par
une traduction du Coran
des plus appréciées ? Elle a en effet publié Le
Coran et la Révélation judéo-chrétienne : études
comparées,
gros travail dont le Père G. Anawati dit de l’auteur
que, « pratiquement, sans s’en apercevoir, elle en
vient à traiter le Coran comme s’il était ‘révélé’,
homogène à la Bible : […] Elle semble croire que
l’on doit pouvoir retrouver dans le Coran, à condition
d’y projeter la lumière chrétienne, la plupart de nos
mystères ». En relation épistolaire avec L.
Massignon, elle en aura sans doute épousé les idées
audacieuses quant à son appréciation de l’islam. Mais
c’est surtout le Père Giulio Basetti-Sani, franciscain
italien, converti de la polémique la plus rude à
l’accueil le plus condescendant par L. Massignon
lui-même, qui semble en avoir dépassé les conclusions
théologiques. Dans son dernier livre, L’Islam nel
piano della salvezza,
il voit dans l’Islam une « préparation
évangélique », le Coran devant être lu à l’instar
de l’Ancien Testament comme une pré-annonce cachée de
Jésus et Muhammad étant, selon lui, le
« dépositaire d’une révélation partielle » en
tant que prophète envoyé par Dieu aux Arabes et aux
juifs pour les amener du paganisme au monothéisme puis
« à la pleine manifestation de Marie et de
Jésus », déjà « en germe » dans le Coran.
Ainsi donc l’attitude maximaliste n’hésite pas à aller
très loin dans son accueil de Mahomet, passant de sa
subjective sincérité à son authentique mission
prophétique, et donc du Coran et de son contenu comme
participant d’une réelle révélation.
Le Pr. Gäde, sous une autre forme,
tendrait à faire de même avec sa « théologie
intérioriste des religions » pour mieux dépasser
« l’exclusivisme, l’inclusivisme et le pluralisme
relativiste », comme il s’en explique dans son
livre « Adorano con noi il Dio unico ».
Ce faisant, il souligne mieux que tout autre où se
situent les questions plus ou moins irrésolues qui
engagent le choix minimaliste, maximaliste ou médian de
la présente recherche théologique. Pour lui, « tout
exclusivisme étant désormais ‘dépassé’, l’inclusivisme
réussit à valoriser les religions non chrétiennes en
leur reconnaissant une vérité partielle et fragmentaire,
mais néanmoins incomplète, (tout en étant soupçonné)
d’arrogance et d’eurocentrisme ». Quant à la
théologie « pluraliste » qui considère toutes
les religions comme « égales de jure »,
elle ne le satisfait pas, car cette « intention
positive de valoriser toutes les religions comme
véritables expressions d’une manifestation divine n’est
en effet réalisable qu’en relativisant la prétention
propre à chacune d’avoir la vérité ». Pour lui,
chaque religion est « insurmontablement
vraie » : « les religions monothéistes
fon des promesses de salut insurmontables », en ce
sens que « seul,le Verbe (Logos) incarné, sommet de
la création, exerce une fonction médiatrice auprès des
religions » : en chacune d’elles, plus ou
moins voilée ou cachée, il y a donc « promesse de
salut et de communion avec Dieu ». Dépassant
Rahner, il affirme donc que « toutes les religions
sont des voies de salut ». Constatant que le Coran
communique une chose que seul Dieu peut
communiquer », à savoir « la miséricorde et la
bonté de Dieu, la promesse de salut » et « la
communion avec Dieu », il en conclut donc que
« Muhammad (est) un prophète de Dieu, même pour les
chrétiens » et que, malgré les imprécisions du
Coran et de l’islam concernant ce salut et cette
communion, la religion musulmane est bien
« insurmontablement vraie ». Qu’elle soit
« voie de salut », beaucoup l’accepteraient,
mais est-elle « moyen de salut » comme l’est
Jésus- Christ en christianisme ? On aimerait plus
de précisions pour fonder théologiquement l’affirmation,
ce qui n’est pas le cas.
Les travaux
et les publications du Groupe de Recherches
Islamo-Chrétien (GRIC) pourraient s’insérer en partie
dans cette perspective maximaliste tout en se voulant
également de « voie moyenne ».
Fondé par le Père Robert Caspar et le Professeur
Abdelmajid Charfi à Tunis, en 1978, il a su maintenir un
rythme annuel de rencontres
et se renouveler plus ou moins au cours des années.
Faut-il ici en rappeler les ouvrages successivement
édités ? Il y a eu d’abord, en 1987, un livre qui
fut bien vite traduit en anglais, en italien et en arabe
Ces Ecritures qui nous questionnent (La Bible
et le Coran),
puis, en 1993, Foi et justice (Un défi pour le
christianisme et l’islam),
ainsi que, en 1996, Pluralisme et laïcité (Chrétiens
et Musulmans proposent),
suivi, en 2000, de Péché et responsabilité
éthique dans le monde contemporain,
et enfin, en 2003, Chrétiens et Musulmans en dialogue :
les
identités en devenir.
L’origine, la nature et la charte du GRIC ont été
présentées par le Père Robert Caspar en 1978, un
premier bilan en a été tenté par le Pasteur Jean-Paul
Gabus sous le titre « L’expérience du dialogue
islamo-chrétien dans le cadre du GRIC » et
une déclaration commune des membres du GRIC a fait
entendre sa voix au seuil du 3ème millénaire,
« Croire au lendemain d’un changement de
siècle ».
Mais c’est dans Ces Ecritures qui nous questionnent
que les membres chrétiens du GRIC ont exprimé leur
approche de l’islam en formes variées. S’agissant du
Coran, le Père R. Caspar précise que
« c’est le contenu du message délivré sur
Dieu, sur l’homme, sur les relations entre Dieu et les
hommes et les relations des hommes entre eux qui sera
notre premier critère ». Mais, dit-il, quel en est
le « système de référence » ? « On
répond habituellement : le critère de la conformité
ou de la consonance […] avec le message chrétien »,
au titre de « la cohérence de la foi chrétienne
avec elle-même ».
Et d’ajouter : « Cette vision de la révélation
a donné lieu à une littérature abondante sur les
‘valeurs chrétiennes des religions non chrétiennes’.
Elle revient à sélectionner dans les autres religions ce
qui paraît conforme aux doctrines et aux pratiques
chrétiennes et à y voir les ‘pierres d’attente’ pour une
pleine adhésion à la foi en Jésus-Christ. Nous ne nions
pas la légitimité de cette approche. Mais, pour notre
part, nous n’entendons pas nous y enfermer. D’abord,
notre expérience nous a montré combien cette vue est
insupportable à nos amis musulmans. Cette ‘récupération’
des valeurs de leur religion à partir de nos catégories,
ce clivage mis par nous entre ce qui en est ‘valable’ et
ce qui ne l’est pas, leur semble une atteinte à leur foi
et à leur vie religieuse. Mais cela ne serait pas une
raison suffisante pour dépasser cette vision, si elle
était la seule possible pour la foi chrétienne et liée
essentiellement à elle ».
Allant plus
loin, le Père R. Caspar, sans recourir à la catégorie de
« chrétien anonyme » de Karl Rahner, distingue
avec celui-ci entre une « révélation
générale », pour les nations et les religions, et
une « révélation spéciale », pour le monde de
la tradition judéo-chrétienne. Car la question est
posée : « Peut-on penser que Dieu laisse
l’immense majorité des hommes, dans l’espace et dans le
temps, sans se communiquer à eux de quelque
façon ? » C’est alors qu’il fait siennes les
considérations sur lesquelles les membres du GRIC se
sont mis d’accord : « Toute ‘Parole de Dieu’ passe
toujours par une expression humaine […]. C’est cette
finitude de toute expression humaine de la Parole de
Dieu, sans oublier le péché de l’homme, qui peut
expliquer, croyons-nous, les divergences des révélations
[…]. C’est pourquoi nous ne pensons pas devoir retenir
le critère de concordance de toute révélation avec la
révélation en Jésus-Christ, telle qu’elle a été
transmise par les Apôtres et par l’Eglise ». Et
d’ajouter les remarques suivantes : « Dieu
seul dans sa déité est absolu. L’événement Jésus-Christ
est indépassable. Ce qui nous est dit de Dieu et de cet
événement Jésus-Christ nous l’est dit en langage humain
(qui a un caractère ‘théandrique’ unique). Le Nouveau
Testament ne nous en dit qu’une partie ». Et
de conclure : « Que reste-t-il de ce critère
du contenu du message ? Il réside, croyons-nous,
dans la qualité du message sur Dieu et sur l’homme,
inévitablement perçue à partir de l’expérience
chrétienne. Mais sans qu’on exige d’une autre expression
de la ‘Révélation’ plus de ‘pureté’ que pour la Bible et
sans que tout y soit jugé à l’aune de la doctrine
chrétienne ». A cela s’ajoute encore « l’autre
critère qui nous a paru essentiel, celui de la fécondité
du message pour les hommes. ‘On juge l’arbre à ses
fruits’. On doit donc pouvoir reconnaître dans la vie
individuelle et collective des hommes d’hier et
d’aujourd’hui l’influence de ce message ; ce qu’on
pourrait appeler des fruits de sainteté ».
Toujours selon lui, la fécondité du message coranique se
manifeste dans le passage de beaucoup de peuples du
polythéisme au monothéisme, dans les trésors de vie
religieuse et spirituelle de la littérature musulmane et
dans les aventures métaphysiques ou surnaturelles des
mystiques et des saints de l’islam. Pour toutes ces
raisons, il estime que le chrétien « peut
légitimement reconnaître dans le Coran une Ecriture
exprimant une Parole de Dieu », mais encore lui
faut-il « rendre compte de ce phénomène à partir de
sa propre foi ».
C’est alors
qu’il résume l’ensemble de ses réflexions en offrant au
choix des disciples de Jésus-Christ « quelques
approches possibles ». 1. Il y a
d’abord « une approche existentielle » :
« Elle consiste à vivre concrètement la
contradiction sans pouvoir pour l’instant la surmonter
dans une vision plus large. Il s’agit alors, pour le
chrétien, de vivre pleinement de sa propre Ecriture,
d’en découvrir sans cesse les richesses infinies […] et,
en même temps, de reconnaître la validité et l’origine
divine des Ecritures dont vivent ses amis musulmans, en
renonçant, au moins provisoirement, à voir comment ces
deux vérités peuvent trouver place dans une vision
d’ensemble cohérente du dessein divin tel que nous le
comprenons à la lumière de notre Ecriture ». 2.
Il y a ensuite « une approche classique »
qui tient compte de la distinction que fait la théologie
scolastique entre « deux sortes de révélations ou
prophéties : celle qui fait connaître la vérité
divine et celle qui a seulement pour but de ‘diriger les
actes humains’ »..
3. Il y a enfin « un élargissement de la
révélation comme histoire et comme sens »
et cet « élargissement de la révélation peut
prendre deux formes : un rappel de notre
propre Révélation ; une reconnaissance d’une autre
expression de la Parole de Dieu, avec ce qu’elle a de
différent avec la Parole de Dieu en Jésus-Christ ».
Dans le premier cas, le chrétien
pourrait dire avec le Père Cl. Geffré que
« l’islam est pour moi un rappel prophétique de la
confession de foi initiale d’Israël : ‘Tu adoreras
un seul Dieu’. La révélation coranique m’invite à relire
la révélation biblique qui trouve son accomplissement en
Jésus-Christ en soulignant l’absolu du Dieu unique et en
me gardant de tout péché d’idolâtrie ». En ce sens,
ajoutait-il, « je n’hésite pas à dire que la
révélation dont Mohamed est le messager est une
Parole de Dieu, qui m’interpelle dans ma foi. Je ne dis
pas que le Coran est la Parole de Dieu, mais
j’accepte de dire qu’il y a dans le Coran une confession
de foi au Dieu qui me concerne comme chrétien et qui
m’invite donc à considérer Mohamed comme un authentique
témoin du Dieu auquel je crois ». Ou bien faire
sien le deuxième cas envisagé, à savoir
reconnaître dans le Coran « une autre expression de
la Parole de Dieu » ? Mais comment ? Les
explications fournies à ce propos, par le texte du Père
Caspar, sont loin d’être satisfaisantes pour beaucoup,
car si elles ouvrent certaines perspectives
(« unicité révélée comme mystère » et non pas
comme « élaboration philosophique »), elles
réaffirment aussi les divergences fondamentales entre
christianisme et islam quant au mystère de Dieu et à
celui de son acte créateur. Faudrait-il encore situer
« ces contradictions non pas dans l’ordre de la
Parole de Dieu en Dieu, mais dans celui des paroles
humaines inévitables et nécessaires pour que la Parole
de Dieu soit entendue et reçue par les hommes par le
biais de leur propre langage » ?
Entre
minimalistes et maximalistes, la via media
Certains
membres du GRIC ont pensé que c’était aller trop loin
dans la recherche théologique : ils ont cru devoir
s’en tenir à « l’approche à la fois classique et
existentielle » qui est celle de la majorité des
penseurs chrétiens actuels qui se retrouvent volontiers
avec ce que le Père Joseph Gelot et le pasteur Jean-Paul
Gabus ont exprimé en appendice à Ces Ecritures
qui nous questionnent.
« Je suis bien d’accord, déclare le Père Gelot, sur
le fait qu’il n’y a pas de ‘révélation directe’, que la
révélation suppose toujours une médiation humaine, qu’il
n’y a pas, dans les Ecritures, de ‘Parole de Dieu à
l’état pur’. Mais on ne souligne pas suffisamment que
cette constatation ne peut pas être appliquée par un
chrétien de la même manière à la révélation chrétienne
et à la révélation coranique. Le chrétien doit être
attentif à respecter pleinement, dans la manière dont il
parle, le mystère de la Personne même de Jésus
[…]. Il est en Personne la Parole de Dieu, le
Verbe du Père, et c’est précisément pour cela que sa
parole humaine (parole humaine de La Parole),
bien sûr créée, bien sûr de ce fait limitée, a une plénitude
telle que seule elle est capable d’introduire
l’homme à la plénitude de ce que celui-ci peut
entrevoir, durant le temps de la foi, du mystère de
Dieu. Tout l’Evangile de Jean, pour ne parler que de
lui, ne fait que le redire ». Quant au pasteur
Gabus, il trouve que l’expression « le sens de
l’Ecriture » est ambiguë car « le texte,
fût-il révélé, n’est jamais porteur du sens,
sous-entendu dans nos traditions théologiques
respectives, voulu ou proposé par Dieu […]. Le sens d’un
texte est toujours l’effet d’une rencontre entre un
lecteur et le texte […]. Je souscris certes entièrement
aux deux critères de jugement (le contenu du message
et la fécondité de ce message, mais) ce
qui me gêne, c’est que toute la discussion soit centrée
sur l’unité du Dieu transcendant […]. Je
ne ressens pas la révélation coranique comme simplement
différente de la révélation biblique : je la
ressens sous certains aspects comme incomplète,
inachevée, de même d’ailleurs que la révélation
biblique ».
Ces deux
témoignages disent assez combien demeurait difficile
sinon téméraire l’entreprise du GRIC pour ne pas parler
des autres auteurs signalés comme maximalistes. La via
media semble bien avoir été et être encore celle
qu’ont choisie les Papes Jean XXIII, Paul VI, Jean-Paul
II, Benoît XVI et François en leur magistère solennel et
en leur ministère pastoral ainsi que la plupart des
acteurs engagés dans les diverses institutions du
dialogue islamo-chrétien. Qu’il suffise de relire les
encycliques, les discours et les messages des premiers et
les publications, les revues et les déclarations des
seconds.
C’est bien selon cette via media que furent
rédigées les premières recherches du Secrétariat
romain « pour les non chrétiens »
ainsi que ses premières Orientations pour un
dialogue entre chrétiens et musulmans
avant que celles-ci ne soient mises à jour quelques
années plus tard.
Qu’il s’agisse des responsables et de leurs
collaborateurs, on prend acte des différences
fondamentales qui n’en restent pas moins au cœur de la
difficile rencontre entre chrétiens et musulmans, que
l’on s’y réfère au « choc des théologies »
comme l’envisage le Père Emilio Platti dans la revue du
MIDEO du Caire
et dans ses livres ou que l’on explore ce qu’en dit la
science des religions sur le caractère irrémédiable des
différences théologiques, anthropologiques et
sociologiques, comme le constatent le Dictionnaire
des monothéismes : judaïsme, christianisme, islam
et l’étude sur Les religions monothéistes
des années 1880 aux années 2000
de Dominique Avon
L’apport du
Père J. Gelot et du pasteur Gabus était d’autant plus
important qu’à la lumière de l’ensemble des textes de
Vatican II et des actes du Magistère à ce sujet, il est
alors possible pour chacun de conjoindre l’attitude
existentielle et l’attitude classique évoquées par le
Père R. Caspar, tout en s’efforçant d’élargir son
appréciation du Coran en tenant compte de ce qu’il
apporte spirituellement à ses partenaires en dialogue
dans leur approche du mystère de Dieu. N’est-il pas le
seul « viatique spirituel » dont disposent les
musulmans, de fait, en leur pèlerinage
terrestre pour répondre aux questions lancinantes
que se pose tout homme responsable de son destin
personnel? L’islam en sa triple dimension de Loi, de
Sagesse et de Mystique n’a pas fini de poser à la
réflexion chrétienne bien des questions lancinantes
auxquelles il est difficile de répondre avec de simples
constats historiques ou de rapides formulations
dogmatiques. C’est bien là ce que nous disent les
« prophètes » ou les « acteurs » du
dialogue islamo-chrétien au terme de leurs études et de
leurs méditations. On l’a vu dans le cas de Massignon et
de Moubarac tout comme dans celui de Caspar et
d’Anawati. C’est également l’attitude commune que vivent
les témoins de ce dialogue en harmonie avec
l’enseignement des Eglises et de leurs institutions,
telle celle du Conseil Pontifical pour le Dialogue
Interreligieux de Rome et celle du Secrétariat pour les
Relations avec l’Islam de Paris. Dans l’esprit même qui
animait la vie du bienheureux Charles de Foucauld,
l’ermite de Tamanrasset et l’ami de Massignon, on
pourrait évoquer ici bien des livres qui en sont des
transpositions significatives, en fonction des lieux et
des temps : Eglise en Islam, méditation sur
l’existence chrétienne en Algérie et Chrétiens
en Algérie, un partage d’espérance de Mgr Henri
Teissier,
Signs of Dialogue, Christian Encounter with
Muslims et Dieu rêve d‘unité, Les catholiques
et les religions : les leçons du dialogue
de Mgr Michael L. Fitzgerald, Chrétiens
et musulmans : adversaires ou partenaires ?
et Les religions, source de discordes ou de
paix ? du Père Michel Lelong, Per
un discernimento cristiano dell’islam. Storia
e Teologia, de Mgr Mariano Crociata, De
Babel à Pentecôte. Essais de théologie interreligieuse
du Père Claude Geffré,
Figures et lieux de la sainteté en christianisme et
en islam du Père Louis Boisset, Pour
une théologie chrétienne des religions du Prof.
Michel Younès,
Chrétiens et Musulmans, frères devant
Dieu ? du Père Christian Van Nispen tot
Sevenar,
Cento domande sull’islam du Père Samir
Khalil,
Rencontre sur l’autre rive : François d’Assise
et les Musulmans et Assise ou Lépante ?
Le défi de la rencontre du Père Gwénolé Jeusset,
et A Christian View of Islam. Essays on Dialogue
du Père Thomas Michel
.
Le Pr.
Roger Arnaldez, pour sa part, conscient de l’apport
humaniste de l’islam classique et de son ankylose
interprétative au seuil de la modernité, mais également
convaincu de la nécessité du dialogue entre chrétiens et
musulmans, prenait acte des « divergences profondes
entre l’islam et le christianisme », le Dieu de
l’islam étant « transcendance du
commandement » et le Dieu des chrétiens,
« transcendance d’amour ».
Le Père Jean-Mohammed Abd-el-Jalil reconnaissait, en
1965, que « l’Islam, la religion la plus
universelle après le christianisme, fondée après
celui-ci et prenant vigoureusement position par rapport
à lui (est) la religion qui, sur certains points,
paraît plus proche du christianisme que le judaïsme et
cependant la plus ferme face aux mystères
chrétiens » et prenait acte de ce que, « du
côté chrétien, des efforts sérieux sont faits pour
situer l’Islam dans l’histoire religieuse de l’humanité
et pour rendre compte de son contenu sans le
défigurer ».
Quant à Louis Gardet, philosophe chrétien des cultures,
il se gardait bien d’avancer quelque hypothèse
théologique en ce dernier domaine, insistant sur un
travail préalable de connaissance approfondie de
l’expérience religieuse du partenaire musulman.
Et Arnaldez de dire de lui : « Ses jugements
sur l’Islam ont un certain caractère dialectique :
volontairement favorables et sans restriction aucune,
quand il s’agit pour lui de s’opposer à des opinions
fausses ou partiales concernant la religion du
Prophète ; mais critiques, au sens philosophique du
mot, chaque fois qu’il s’agit de mettre en relief une
différence importante avec le christianisme, soit dans
le domaine de la théologie spéculative, soit dans le
domaine de la théologie mystique ».
Enfin, le Père Jacques Jomier lui-même, dont nul ne
saurait mettre en doute sa connaissance impartiale du
Coran et son amour pour les musulmans, concluait ainsi
ses travaux : « La différence provient de
l’enseignement même des textes sacrés respectifs […]
Alors que l’islam se veut le rétablissement de la
religion patriarcale toujours valable et refuse tout
autre type de monothéisme que le sien, le christianisme
enseigne qu’il y eut un progrès dans la révélation […],
mouvement spirituel qui atteindra son sommet avec le
Christ […]. Le plus juste ne serait-il pas de dire que
Dieu, dans le Coran, est fondamentalement le Dieu de la
théologie naturelle ? En outre, il s’est engagé
dans l’histoire telle que le Coran la rapporte ;
par miséricorde, il a pris l’initiative de guider
l’homme, dans sa faiblesse, et de lui montrer comment
canaliser ses passions pour accomplir le bien et éviter
le mal […]. Le Coran n’admet pas que Dieu ait appelé
l’homme plus haut que le niveau d’une théologie
naturelle ».
Comment ne
pas remarquer alors une étrange connivence entre toutes
ces opinions de penseurs chrétiens de traditions
philosophiques et d’écoles théologiques fort diverses et
ce qu’exprimaient les 38 « représentants de
l’islam » de l’Académie de ‘Ammân dans leur Lettre
ouverte
à Benoît XVI en personne, du 16 octobre 2006, puis
les 138 « personnalités musulmanes »,
rassemblées dans le cadre de la même Académie, dans leur
Lettre adressée un an plus tard, le 13 octobre
2007,
à tous les responsables des diverses Eglises et
communautés chrétiennes du monde entier ? Les
premiers spécifiaient, en effet, au § 6 de leur Lettre
qu’ « on ne saurait reprocher à Muhammad de n’avoir
rien apporté de ‘fondamentalement nouveau’, puisqu’il
avait pour mission de répéter le message primordial du
pacte adamique : ‘On te répète seulement ce qui a
déjà été annoncé aux Envoyés venus avant toi’ (41, 43),
dit le Coran, qui ajoute : ‘Dis : Je ne suis
pas un innovateur parmi les Envoyés’ (46, 9). La Lettre
rappelle ainsi que, ‘selon le dogme musulman, tous les
véritables prophètes ont prêché la même vérité à des
peuples différents et en des temps différents. Les lois
peuvent être différentes, mais la vérité est
immuable ». Les auteurs de la Lettre des 138
allaient plus loin en lui donnant pour titre un verset
du Coran, « Ô Gens du Livre, venez-en à une parole
commune entre nous et vous » (3, 64) et en
affirmant que le véritable monothéisme commun à tous
consiste dans « le double amour de Dieu et du
prochain », en référence aux affirmations répétées
des Ancien et Nouveau Testaments et à quelques versets
du Coran ou dits du Prophète de l’Islam. Cette
auto-présentation de l’Islam s’avérait ainsi
correspondre assez bien à la compréhension que les
chrétiens de toutes tendances se font de la religion des
musulmans. Le fait est que nombreux sont les penseurs et
les théologiens musulmans qui affirment, aujourd’hui
comme depuis toujours, que l’islam est la religion de la
nature originelle, voire ontologique, et quelle est
celle de la raison, ne comportant ni mystère ni
surnaturel.
Conclusion
L’approche chrétienne que l’on a tenté d’évoquer dans la
variété des attitudes qui vont des plus minimales au
plus maximales peut donc prendre en compte le meilleur
de ce qu’ont pressenti ou déclaré les penseurs et les
théologiens engagés dans le dialogue islamo-chrétien.
Ils sont nombreux et beaucoup se reconnaîtraient
volontiers dans cette via media évoquée par le
Père G. Anawati et ceux qui furent, avec lui, les
premiers acteurs de ce même dialogue, surtout ceux dont
les témoignages ont été rassemblés dans un livre
récemment paru, qui a pour titre Christian Lives
Given to the Study of Islam.
Tous, y compris L. Massignon et le Père Y. Moubarac,
voient dans l’islam une « religion naturelle »
qui correspondrait à la vertu morale naturelle de
justice, laquelle a pour nom la vertu de religion quand
il s’agit des rapports de justice entre la créature et
son Créateur. Qui plus est, il s’agit d’un monothéisme
qui reprend, à sa manière, le message essentiel du Dieu
unique et transcendant de la tradition judéo-chrétienne,
ce qui n’est pas sans grandeur. Et la méditation du
Cardinal Journet permet d’en mesurer toute la valeur en
même temps que les limites qui sont autant d’obstacles à
la pleine révélation du Dieu de Jésus-Christ. Si cette
« religion naturelle » est dite « ravivée
par une révélation prophétique », encore faut-il
bien s’entendre sur cette dernière expression plutôt
ambiguë, car on ne saurait jamais considérer l’Islam
comme partie intégrante de la « révélation
biblique ». Mais qu’en serait-il alors de Mahomet
et du Coran ? Les historiens s’interrogent encore
beaucoup sur le Prophète de l’Islam, sa personnalité, sa
sincérité et son authenticité, et certains théologiens
lui reconnaîtraient même, avec le Père Robert Caspar, un
charisme, intellectuel ou pratique, temporaire ou
définitif, qui lui garantirait une certaine mission de
type prophétique au sens large. Le fait est que le Coran
s’exprime en un langage biblique qui semble faire de lui
une paraphrase des livres des deux Testaments, surtout
en leur partie sapientielle, tout en évoquant l’exemple
de soumission (islâm) de 21 personnages bibliques
parmi les 25 prophètes dont il parle en ses 114
sourates. C’est donc une partie de l’enseignement révélé
de la Bible qui se trouve ainsi repris et réinterprété
au minimum par le Coran et la Tradition de l’Islam,
lequel se présente essentiellement comme une
« religion prophétique », voire
« mono-prophétique » puisque la place de
Muhammad y est primordiale. Par là même, une certaine
vie spirituelle lui est offerte pour être transmise,
ainsi « ravivée », à ceux et à celles qui y
adhèrent en toute bonne foi. Et voilà qui laisse le
champ libre aux théologiens pour se prononcer plus ou
moins positivement sur les chances que l’Islam offre
ainsi, par son enseignement, aux musulmans de toutes
sensibilités pour qu’ils répondent aux sollicitations de
l’ Esprit Saint en leur for interne en vue du salut qui
leur est assuré en et par Jésus-Christ.
C’est là une
approche qui, semble-t-il, ne saurait être taxée de
syncrétisme ou de relativisme. Le Père Y. Moubarac le
confessait lui-même, au cours d’une interview donnée à
l’hebdomadaire La France catholique du 26
novembre 1971 : « Je ne crois pas que, dans
l’optique de quelque religion que ce soit, on puisse
parler de ‘deux’ Révélations ; la Révélation, si
Révélation il y a, ne peut être qu’une, tout comme le
dessein de Dieu sur le monde. D’où la prétention de
toutes les grandes religions à l’universalité et la
mission catholique de l’Eglise, dans le but de
rassembler l’humanité dans l’obéissance à l’Evangile.
D’où le grand problème actuel et tout au moins
l’opposition apparente entre la mission, au sens
classique du terme, et l’oecuménisme qui prétend s’en
tenir au dialogue ». Comment voyait-il donc la
recherche commune de la « vérité
révélée » ? « La rencontre des religions,
disait-il, est une convergence, chacune d’elles doit en
être rendue plus transparente à elle-même et le plus
fort ne sera pas celui qui aura rendu les autres a quia.
L’avenir du christianisme, à mon avis, c’est d’agir
précisément comme un ‘révélateur’ sur les autres
religions, d’en être lui-même profondément influencé au
sens où le disait Monchanin, à propos de la théologie de
l’Esprit, et de proposer alors au monde croyant une
image où tout homme, quelle que soit sa foi ou son
incrédulité, finisse par se reconnaître en confessant
Dieu ». C’est bien dans cette perspective qu’il
convient alors de relire les textes de Vatican II (Lumen
Gentium, § 16, et Nostra Aetate, § 3) et
ceux du Conseil Pontifical pour le Dialogue
Interreligieux, ainsi que le discours de Jean-Paul II à
Casablanca, le 19 août 1985. N’y disait-il pas que
« nous, chrétiens et musulmans, nous devons
reconnaître avec joie les valeurs religieuses que nous
avons en commun et en rendre grâce à Dieu […]. La
loyauté exige aussi que nous reconnaissions et
respections nos différences. La plus fondamentale est
évidemment le regard que nous portons sur la personne et
l’œuvre de Jésus de Nazareth. Vous savez que, pour les
chrétiens, ce Jésus les fait entrer dans une
connaissance intime du mystère de Dieu et dans une
communion filiale à ses dons, si bien qu’ils le
reconnaissent et le proclament Seigneur et Sauveur. Ce
sont là les différences importantes, que nous pouvons
accepter avec humilité et respect, dans la tolérance
mutuelle ; il y a là un mystère sur lequel Dieu
nous éclairera un jour, j’en suis certain. 3Chrétiens et
musulmans, nous nous sommes généralement mal compris, et
quelquefois, dans le passé, nous nous sommes opposés et
même épuisés en polémiques et en guerres. Je crois que
Dieu nous invite, aujourd’hui, à changer nos vieilles
habitudes. Nous avons à nous respecter, et aussi à nous
stimuler les us les autres dans les œuvres de bien sur
le chemin de Dieu ».
Père
Maurice Borrmans, 69110
Sainte Foy lès Lyon,
Texte
français de sa « lectio magistralis »
lue en traduction italienne abrégée à l’Université
Urbaniana de Rome, le 27 octobre 2015, à
l’occasion du « conferimento della Laurea
honoris causa in Missiologia ».
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