Amis du Diocèse du Sahara (ADS)
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Des communautés de Prière en Terre d'Islam
de Claude Rault, évêque de Laghouat ( Sahara algérien)
partage donné à Viviers le 5 avril 2013

 

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Cette réflexion est liée à mon propre cheminement, mais aussi à celui de l’Eglise diocésaine qui m’est confiée, très marquée par l’expérience et la recherche du Frère Charles et son témoignage au milieu des Musulmans. Son rêve a bien été d’avoir des compagnons, de créer des Fraternités de prière. Il a fait de nombreux projets pour cela dont s’inspirent maintenant un certain nombre de fondations, anciennes et nouvelles, voulant vivre son idéal. La Famille spirituelle en est un vivant témoignage.

A travers mes propos, je voudrais, en rappelant l’importance de communautés chrétiennes vouées plus particulièrement à la prière en milieu musulman, vous redire mon souci de pasteur pour que continue de se vivre sur cette terre du Sahara algérien le charisme du Frère Charles. Je voudrais aussi interpeler les diverses branches de la « grande famille », notamment les plus nouvelles, pour qu’elles prennent si nécessaire le relais des plus anciennes sur les lieux où il a vécu et où il repose.

Vous ayant précisé d’où je parle et l’orientation que j’ai voulu donner à cet exposé, venons-en au contenu :

·      Je vais tout d’abord vous dire comment j’ai moi-même découvert l’importance de communautés et de fraternités de prière dans le contexte musulman qui est le nôtre.

·      Puis je soulignerai le lien entre prière et présence évangélique, entre prière et témoignage.

·      Mais la prière est elle-même un témoignage évangélique, ce sera mon 3ème point.

·      J’en viendrai à vous dire quelques aspects de cette prière, liés aux exigences de l’incarnation : le sens que cela prend de prier en arabe, dans une forme de prière qui soit bien enracinée en milieu musulman.

·      Et au cœur de nos vies et de notre prière, il y a bien sûr l’Eucharistie, je ne peux pas ne pas vous dire quelques mots sur l’Eucharistie.

·      Dans l’Eucharistie, les deux tables de la Parole et du Pain sont indissociables, ce qui m’amènera à terminer en vous relatant l’expérience de lecture de la Parole de Dieu telle que nous la pratiquons depuis deux ans dans notre diocèse.

Tel est le parcours que je vous propose de faire ensemble.

 

1. COMMUNAUTES DE PRIERE EN TERRE D’ISLAM : LE SENS DE CETTE PRESENCE

Je commencerai par une petite anecdote toute récente. Interrogé à Rome par l’Agence FIDES sur la façon dont nous pratiquions la convivialité avec les Musulmans dans le Diocèse du Sahara, j’ai résumé cette approche autour de deux pôles :

·      Une présence, disons « active », plus « apostolique », dans cette population, à travers différents engagements soit dans le domaine culturel, soit dans les actions dites « caritatives »,

·      Et une présence plus « gratuite » et adoratrice sous la forme de communautés et de fraternités de prière vivant en étroite proximité avec la population musulmane.

J’ai relu cette courte interview dans le journal algérien francophone El Watan. A ma grande surprise, il n’a gardé comme marquante que la présence de communautés de prière et de proximité avec la population, visant bien sûr en priorité les Fraternités des Sœurs et des Frères de la Famille spirituelle de Charles de Foucauld.

Dans un journal… les rédacteurs vont toujours à ce qui leur paraît essentiel à transmettre, et j’ai lu à travers ce choix la reconnaissance explicite et parlante de cette présence « contemplative » en terre d’Islam. Ce petit fait vient seulement confirmer d’avance ce que je voudrais vous dire dans cet entretien.

Permettez-moi maintenant un retour en arrière en vous partageant mon expérience personnelle… mais qui n’est pas unique en son genre !

Lorsqu'en 1970 je suis arrivé en Algérie pour la première fois, j'ai constaté que la priorité de la plupart des communautés religieuses ou paroissiales était marquée par l’urgence du développement, ce qui se concevait bien dans un pays qui venait d’accéder à son indépendance. Je sentais aussi que parallèlement, les communautés musulmanes exprimaient une foi simple, populaire, enracinée dans les actes les plus concrets de la vie. La dimension religieuse et priante de leur vie leur était toute naturelle.

Du côté de l’Eglise, à cette époque, les remous du mouvement de sécularisation qui agitaient les communautés chrétiennes d'Europe avaient franchi la Méditerranée, et j'en étais moi-même profondément marqué. Comme beaucoup, j'étais plus préoccupé d'apporter ma contribution au développement socio-économique du pays que de prêter attention à une foi que la science, le progrès économique et le temps finiraient bien par faire évoluer vers une sorte de sécularisation, comme en Europe. Il est vrai que la marche forcée des responsables politiques du pays vers un socialisme à la soviétique pouvait pousser dans ce sens. L’histoire les a largement rattrapés.                 Ce que nous appelons « la Mission » devait dès lors se fondre dans l'œuvre de développement jusqu'à parfois s'y confondre. Je décidai donc d'entreprendre au mieux une formation professionnelle et de la parfaire, après un passage par l’apprentissage de la langue arabe, et littéraire et dialectale, ce que j’ai fait au PISAI à Rome et au Centre des Glycines à Alger. Je vous dirai qu’à cette période, je n’avais pas encore rencontré les Fraternités des Petits Frères et des Petites Sœurs de Jésus qui ont marqué par la suite mon cheminement. Je n’avais connaissance de leur spiritualité qu’à travers la vie de Charles de Foucauld et quelques uns de ses écrits. Comme le grand nombre des jeunes prêtres de mon temps, j’avais lu et travaillé le livre du P. Voillaume « Au cœur des masses » que tout séminariste avait dans sa bibliothèque. Par ailleurs, je n’avais pas encore rencontré la communauté des moines de Tibhirine, notamment le Fr. Christian de Chergé avec qui, par la suite, nous avons fondé le « Ribât Essalâm », le Lien de la Paix, en 1979. Je vous en dirai deux mots tout à l’heure.

Mais très tôt, le doute est venu traverser cette première expérience à peine ébauchée. Ce doute était provoqué d'abord par une série d'événements extérieurs. Les institutions de l’Eglise se sont trouvées nationalisées en 1976 : hôpitaux, écoles, ouvroirs, centres de formation professionnelle. Nos œuvres ont brusquement évolué vers l’ « algérianisation ». Et il n’était pas facile de trouver place dans l’Algérie qui continuait de se construire.      Mais sur quel modèle ? Aux yeux de beaucoup de musulmans du pays et des plus influents, l'Occident n'était pas nécessairement le meilleur exemple à suivre, et les rangs des permanents de l'Eglise (religieuses, religieux, prêtres et même laïcs) s'éclaircissaient à vive allure par des départs diversement motivés. Certains disaient : « on ne veut plus de nous », « on n'a plus besoin de nous ». D’autres, atteints par le mouvement de sécularisation des années 70, quittaient le sacerdoce ou la vie religieuse. La présence du laïcat dans les communautés chrétiennes se faisait aussi de plus en plus rare.

Parallèlement, un cheminement intérieur se faisait chez un certain nombre de permanents de l’Eglise qui n’avaient pas opté pour la vie contemplative. Etait-ce bien comme « spécialistes » en matière de développement socio-économique ou culturel qu’il nous fallait continuer à servir ce pays et à y être présents ? Le meilleur service à rendre au pays et aux Algériens allait-il dans ce sens ? Lentement le doute faisait son chemin, et l'appel assidu des musulmans à la prière venait comme une sorte de réponse à ce doute : ne devions-nous pas être aussi des priants au milieu des priants ? Je pense ici à l’influence qu’a exercée sur le Frère Charles le fait de voir prier les musulmans alors qu’il ressentait sa vie vide de sens, avant sa conversion. « Etre des priants au milieu des priants »…La famille spirituelle de Charles de Foucauld bien établie dans le pays en était déjà une illustration bien enracinée.

C’est alors que, suite à de nombreuses rencontres avec le Fr. Christian de Chergé, nous avons fondé en 1979, le « Ribât Essalâm », le « Lien de la Paix », un groupe modeste de rencontre et de partage spirituel avec des musulmans et des musulmanes. Le Monastère de Tibhirine était devenu notre lieu de rencontre. Le but n’était pas d’épiloguer et d’échanger sur des sujets théologiques mais de partager ce qui faisait le cœur de notre vie et de notre prière.

Priant d’abord les uns à côté des autres, nous avons été amenés peu à peu à prier les uns avec les autres. Tout un cheminement s’est fait et, deux fois par an, nous nous retrouvons pour deux bonnes journées afin de vivre cette expérience, une expérience qui marque notre vie entre les deux rencontres annuelles. Ceci nous mène à une connaissance plus intérieure de l'Islam, et à une lecture plus spirituelle du Coran, en écho avec ce que nous en  livrent les musulmans du groupe.

Cette lecture du Coran était jusqu’ alors plutôt réservée à des spécialistes. Les musulmans avaient leur Ecriture, les chrétiens la leur. L’inquiétude autour de nous était manifeste : Ne risquions-nous pas la confusion et l’amalgame ?

Répondant à cet appel, je comprenais de mieux en mieux la découverte et le cheminement du Père de Foucauld au contact des musulmans. La rencontre des Fraternités des Petites Sœurs et des Petits Frères de Jésus me montrait que son sillon continuait d'être creusé. Je dois ajouter à cela que les fréquentes réflexions échangées avec le Frère Christian de Chergé, le partage de la prière avec une petite communauté de sœurs de Saint Augustin vivant seules dans une petite cité du M’Zab ne faisaient que nourrir en moi le sens de communautés priantes en milieu musulman. Deux années de présence à Ghardaïa, puis trois ans de vie dans une communauté de Pères Blancs à Touggourt, animés par cette même recherche, n'ont fait que renforcer en moi la pertinence et le sens de la présence de ces communautés priantes. La proximité à Touggourt de la Fraternité de Petites Sœurs sur leur lieu de fondation me poussait dans ce sens. Cette façon de donner une insistance à la vie contemplative en milieu musulman venait illustrer ce que le Concile avait déclaré dans « Nostra aetate » :

 « L'Eglise regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu Un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de ta terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s'ils sont cachés, comme s'est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volontiers… » (3. Déclaration Nostra Aetate, sur L’Eglise et les religions non chrétiennes)

Je dois même avouer avoir été « tenté » par la vie monastique ! La vie monastique est clairement reconnue comme exemplaire dans le Coran : 

« Tu constateras que les hommes les plus proches des croyants par l'amitié sont ceux qui disent : "oui, nous sommes chrétiens" parce qu'on trouve parmi eux des prêtres et des moines qui ne s'enflent pas d'orgueil » (V, 82).  Et cet autre passage, qui procède davantage par allusion : « Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est comparable à une niche où se trouve une lampe... Cette lampe se trouve dans les maisons que Dieu a permis d'élever, où son nom est invoqué, où des hommes célèbrent ses louanges à l'aube et au crépuscule... » (XXIV, 35-36).

Devant cette « tentation monastique », je décidai avec mes responsables de prendre du recul et un temps de discernement. Après un temps de discernement, je découvris que c’est bien comme Père Blanc que j’étais appelé à poursuivre cette "aventure" spirituelle. J’aurais pu aussi choisir la vie des Petits Frères… là n’était pas mon chemin. Je l’ai donc poursuivi dans ma famille apostolique d’origine jusqu’à devenir un « petit évêque »… à défaut de mieux !

Je voudrais profiter de ce partage pour remettre en lumière quelques éléments qui me paraissent importants comme base pour des Fraternités ou des Communautés priantes en milieu d’Islam. J’ai la chance – plutôt la grâce – d’avoir reçu la charge du Diocèse où le Frère Charles a passé la partie la plus donnée de son temps. La même grâce m’est donnée d’être dans un diocèse où vivent quatre Fraternités masculines (Petits Frères de Jésus et Petits Frères de l’Evangile), et quatre Fraternités féminines (Petites Sœurs de Jésus et Petites Sœurs du Sacré Cœur). Je m’inspire aussi de leur longue expérience. Je ne prétends donc pas vous offrir du neuf… ni inventer la lune…Ces points, je le crois, rejoignent profondément la recherche incessante  qui fut celle du Frère Charles et qui caractérise la grande famille spirituelle qu’il a engendrée après sa mort.

2. DES PRIANTS QUI TEMOIGNENT – LIEN ENTRE PRIERE ET PRESENCE EVANGELIQUE

Je laisse parler d’abord celle que l'Eglise a choisie comme "patronne des Missions", Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. Elle nous rappelle que la Mission est d'abord une démarche intérieure. « Un savant a dit : « donnez-moi un levier, un point d'appui et je soulèverai le monde ». Ce qu'Archimède n'a pu obtenir parce que sa demande ne s'adressait point à Dieu et qu'elle n'était faite qu'au point de vue matériel, les saints l'ont obtenu en plénitude. Le Tout Puissant leur a donné leur point d'appui : lui-même et lui seul ; pour levier, l'oraison qui embrase d'un feu d'Amour, et c'est ainsi qu'ils ont sauvé le monde. C'est ainsi que les saints encore militants le soulèvent et que, jusqu’à la fin du monde, les saints à venir le soulèveront aussi. » Cette réflexion est presque contemporaine du Frère Charles. La prière a été le fond de sa vie. Il en a redécouvert la dimension en côtoyant à un moment capital de sa vie. Permettez-moi en même temps de citer le Cardinal Lavigerie, fondateur des Pères Blancs. Voici ce qu’il écrivait à ses missionnaires :   « Que le missionnaire sache qu'il est homme de prière, qu'il se doit tout entier à Dieu, puisqu'il est l'envoyé de Dieu ; mais surtout qu'il soit toujours en union avec N.S. Jésus-Christ, dans le St Sacrement qu'il doit toujours conserver le plus près possible » (Lavigerie à ses missionnaires - Choix de textes - p.134). Il dit aussi ailleurs : « Le vrai zèle doit avoir son siège dans le cœur et naître de l'amour de Notre Seigneur Jésus-Christ. Cet Amour se nourrit dans la prière... Garder le silence pour entretenir en soi l'esprit de prière. » (Op. cité pp. 136-137)

Le témoignage des grands priants en Algérie est très éloquent. Non seulement le Fr. Charles de Jésus, mais aussi le P. Peyriguère (qui a commencé son expérience de vie près de Ghardaïa), petite Sœur Madeleine, Carlo Caretto, le Fr. Ermete… et tant d’autres : ceux et celles qui vivent au cœur des cités ou des déserts ce face à face avec Dieu, notamment dans l’adoration eucharistique, et toujours dans l’esprit d’enfouissement de Nazareth.

La prière vraie témoigne de l'absolu de Dieu. Elle témoigne encore plus en terre l'Islam où l'adoration du Dieu Unique et Miséricordieux nous met d'emblée au diapason de ceux et de celles avec lesquels nous vivons.  La prière, quelle qu’elle soit, constitue un patrimoine commun, au-delà de la forme qu’elle peut prendre. En même temps qu'acte gratuit d'adoration et d'Amour "en vue de Dieu seul", le priant et la communauté priante deviennent un témoignage vivant que Dieu est le Centre de toute la vie. « Là où est ton trésor, là aussi est ton cœur ». La prière n’est pas un « moyen d’apostolat », elle est gratuite, elle témoigne par elle-même de la grandeur de Dieu. La prière la plus cachée a une valeur en elle-même :  « Pour toi, quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte et prie ton Père qui est là dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. »  nous dit Jésus (Mt 6, 1 6). Dans des pays où l'appel du muezzin retentit cinq fois par jour pour convoquer les croyants à la prière et à l'adoration, serions-nous les derniers à entendre cette invitation ? Très souvent, j'ai lu sur le visage d'amis musulmans la surprise de savoir que les chrétiens étaient aussi des hommes et des femmes de prière, des "mousallîn". Dans nos communautés et fraternités, les temps de notre prière sont respectés par nos amis musulmans, ils évitent de venir nous voir s’ils en connaissent les heures. Dans la conversation « de visage à visage » avec Attia, le chef du groupe des « frères de la montagne » comme il les appelait, le Fr. Christian raconte qu’il lui avait annoncé que la communauté monastique allait célébrer dans la prière la fête de Noël, la naissance du Prince de la Paix. Et le chef Attia s’est excusé « Excusez-moi, je ne le savais pas »… 

Voici ce qu’écrivait, un peu avant, le 27 octobre 1994, Saïd Mekbel, un journaliste algérien alors que deux religieuses espagnoles venaient d’être assassinées en allant à la messe :

 « Depuis ce dimanche, la pensée ne cesse de tourner autour de l’assassinat de deux religieuses espagnoles. Comment et pourquoi ? Comment peut-on tirer sur deux femmes ? sur deux religieuses, deux créatures de Dieu qui, en leur dimanche dominical, allaient en toute confiance prier le Créateur ? Pourquoi ? Sans doute pour les remercier d’avoir soigné les nôtres pendant des années et des années, d’avoir guéri un membre de notre famille, réconforté un voisin… Peut-être se trouve-t-il parmi leurs assassins ? Sait-on jamais de quoi s’alimente cette sauvage folie meurtrière ? Pour les remercier donc sûrement ? D’être restées au pays malgré les conseils et les exhortations, d’être restées en ce pays que nous-mêmes, Algériens, nous désertons sous l’emprise de la terreur et le vertige du désarroi. Deux femmes qui allaient vers Dieu demander grâce. Elles y allaient sûrement de leurs petites prières pour nous, malheureux Algériens soumis aux fléaux. Peut-être qu’elles vont nous manquer longtemps ces deux religieuses qui voulaient faire pencher la balance du côté de la paix et de la miséricorde. Vers quel monde de ténèbres allons-nous, nous qui ne rêvons que de lumière ? » (Saïd Mekbel. « Ce voleur qui… » p. 335). Ce journaliste a été assassiné quelques jours après la parution de ce billet.

Plus qu’’à tout autre mode de présence, les musulmans sont sensibles à notre vie de prière. De plus en plus souvent ils nous demandent de prier pour eux. Et nous pouvons nous aussi nous confier à leur prière ! La prière est un terrain de rencontre par ce qu’elle est une expérience commune que nous pouvons partager. Elle est une occasion normale d'échanger entre croyants sur le fond même de notre foi, sur la vocation "verticale" de la personne humaine. L’échange peut se faire à ce niveau où le Christ a rencontré la Samaritaine : l'essentiel n'est pas de prier comme ceci ou comme cela, ici ou là, mais d'être des adorateurs en esprit et en vérité. Et ce partage est le fruit de la présence de l’Esprit. Après la rencontre contestée d’Assise en 1986, Jean Paul II adressait ces réflexions aux Cardinaux de la Curie Romaine.

« Nous pouvons en effet retenir que toute prière authentique est suscitée par l'Esprit-Saint qui est mystérieusement présent dans le cœur de tout homme. C'est ce que l'on a également vu à Assise : l'unité qui provient du fait que toute personne est capable de prier, c'est-à-dire de se soumettre totalement à Dieu et de se reconnaître pauvre devant lui. La prière est un des moyens pour réaliser le dessein de Dieu parmi les hommes » (Cf. Ad Gentes n° 3) (Jean-Paul II - Discours à la Curie - 22 décembre 86)

 

3. LA PRIERE COMME TEMOIGNAGE EVANGELIQUE

Dans le contexte de notre présence en terre musulmane, mais bien sûr pas seulement dans ce contexte, la prière est à situer aussi comme témoignage évangélique. Elle en fait intégralement partie. Elle n'est pas un charisme qui aurait à s'exercer à part de ce témoignage. Elle est témoignage. Il serait aussi déplacé de penser qu’en pays d'islam, la vie de prière serait au fond une sorte d’attitude d'attente. La prière fait de nous des témoins de l’Evangile. Ce n’est pas moi qui vais vous l’apprendre.

L’Eglise a besoin pour révéler le Visage de la Charité du Christ de se doter d’un certain nombre d'œuvres diverses. Dès le début de l’Eglise, celle-ci a dû s’organiser. Il faut aller à la rencontre des pauvretés du monde, nous laisser interpeler par elles, et y répondre dans la modestie de nos moyens. De fait dans le Diocèse, comme dans les autres diocèses d’Algérie et bien ailleurs, nous sommes amenés à susciter des actions dans le domaine de la promotion féminine, des personnes handicapées, de la petite enfance, de la culture… Mais nous ne sommes pas une ONG, les gens le savent bien et notre nouveau Pape François le rappelait dès le début de son pontificat. En Algérie, nous avons été amenés à un dépouillement progressif. Peu a peu, l'Etat a pris en charge les différents secteurs de la vie sociale. Nous y avons vu l'occasion d'une présence plus vraie, plus pauvre, plus évangélique : la possibilité d'aller enfin vers les hommes "les mains nues". Nous n'avons aucun mérite : nous y avons été conduits. Ne perdons pas cette chance de montrer enfin le visage d'une Eglise pauvre servante et priante, répondant aussi comme elle le peut aux appels des plus démunis. Nous ne pouvons pas nous y dérober, et notre prière donne plus de sens à notre engagement auprès d’eux. Il est heureux que nous ayons ce Pape qui voudrait réconcilier l’Eglise avec le monde des plus pauvres. Le nom qu’il a choisi, François, tout le monde s’accorde à dire que c’est tout un programme qu’il a voulu dessiner derrière cette figure symbolique et parlante au monde entier. Il n’y a pas de meilleure alliance que prière et pauvreté. Certes, nous ne pouvons pas cerner à quel niveau et comment ce type de présence est une médiation « sacramentelle » avec les hommes et les femmes vers lesquels nous sommes envoyés. Ce qui est certain, c'est que si nous n'étions pas là, quelque chose d'essentiel manquerait au Royaume : le levain ne serait pas dans la pâte. Des hommes et des femmes qui prient sont le signe de la lampe allumée : ils ne peuvent que glorifier le Seigneur qui est « la Lumière des cieux et de la terre » (Coran, s. 24). Au creux de ce mystère, nous en sommes convaincus, quelque chose s'accomplit.

4. LE VERBE S'EST FAIT CHAIR LES EXIGENCES DE L'INCARNATION

4.1 PRIER DANS LA LANGUE ARABE

Le Cardinal Lavigerie exigeait de ses missionnaires qu'ils parlent la langue des hommes du pays, et qu'ils le fassent jusque dans leur vie quotidienne, dans leurs rapports entre eux. Dans quelle langue prie-t-on ? Ce fut l'un de mes premiers étonnements en passant de l'autre côté de la Méditerranée : on priait en français, on chantait en français, dans des lieux de culte importés directement d'Occident. Au fond, je n'en étais pas trop mécontent, je n'avais pas trop d'efforts linguistiques à fournir… Notre Eglise au Maghreb a besoin de plonger ses racines dans le monde où elle vit. Il lui faut s'arabiser non seulement au niveau du langage, de la culture mais aussi de la prière commune. Traduisant l’évangile en arabe, puis en tamashek, le Frère Universel l’avait bien compris. Notre Eglise a la chance - en Algérie du moins - de vivre un dépouillement qui la rend déjà plus crédible et plus évangélique aux yeux du pays et de ceux qui regardent vers elle. Je ne veux pas trop forcer la dose, mais il lui faut encore se convertir à un être plus profondément et plus authentiquement « arabe»ou « berbère ». Ce n’est pas en contradiction avec son universalité. Petitement, mais avec détermination, quelques Fraternités se sont attelées à cette tâche, et ce ne sont pas celles qui sont le mieux linguistiquement équipées. C’est vrai que je me suis demandé au début si ces efforts n'étaient pas du temps perdu... s’il n’était pas artificiel de prier en arabe alors que la grande majorité de l'Eglise n’est pas arabe. Je lançais un jour cette objection à une Petite Sœur dont la communauté avait opté pour un effort d’arabisation de la prière commune. Elle me répondit avec conviction : « Mais c'est précisément parce que ce chemin est celui d'un appauvrissement, d'un dépouillement, d'un abandon de nos richesses même culturelles et religieuses, qu'il nous faut prendre cette direction. Le Christ lui-même ne s'est-il pas dépouillé de tout ? ». Je suis heureux de partager souvent la prière du milieu du jour, en arabe, avec la communauté de mes frères de Ghardaïa, voire même de célébrer en arabe. Nous peinons… mais le chemin se fait et nous rejoignons dans notre pauvreté ceux et celles qui s’inclinent à l’heure de midi.

4.2 UNE FORME DE PRIERE BIEN ENRACINEE EN MILIEU MUSULMAN

 Je ne pense pas qu’il nous faille emprunter la liturgie des Eglises d'Orient, dont l’arabe est une des langues. La sensibilité religieuse et le contexte socioculturel sont différents au Proche Orient et au Maghreb. La liturgie des Eglises d’Orient est antérieure à l'ère musulmane. Au Maghreb, il nous faudrait savoir innover, dans le cadre de notre liturgie latine, en tenant compte de la sensibilité religieuse dans laquelle nous vivons. Nous sommes de plus en plus originaires de pays et de continents différents. Il est difficile de trouver une forme de liturgie et de prière qui puisse tenir compte de toutes les sensibilités culturelles et religieuses. La sobriété de la prière musulmane peut nous être une référence. La liturgie de notre Eglise ne doit pas  se figer dans des règles rigoureuses, mais tenir compte avec souplesse de la sensibilité religieuse de notre environnement. Nos lieux de prière aussi…Je n'entre pas dans les détails, mais cela est toujours possible, et cela se fait,  d'aménager dans cet esprit notre cadre de prière, d'adopter certaines attitudes, certains gestes, peut-être même d'intégrer certaines prières, qui sont déjà l'ébauche de ce que d'autres pourront entreprendre après nous. Nous devons prier dans la langue de la vie des gens avec lesquels nous partageons la vie !

5. L’EUCHARISTIE AU CŒUR DE NOS VIES

Il nous faut aller plus loin, plus profond encore : mettre l’Eucharistie au cœur de notre vie, comme le faisait Charles de Foucauld. Et c'est là que la prière devient vraiment christique : elle est une descente dans le mystère de l'autre, une plongée dans son être le plus profond, une continuelle recherche de son lien profond avec Dieu, une façon de saisir les « semences du Verbe » qu'il porte en lui. Jean-Paul II nous a rappelé dans son encyclique "Redemptor hominis" ce lien que le Christ avait avec tout homme. Au cœur de notre prière eucharistique, nous offrons l'humanité en quête de Dieu. Nous l’offrons dans le Christ qui récapitule tout en Lui, et avec Lui, nous remettons cette humanité entre les mains du Père. C'est là que l'Eucharistie vécue et célébrée par la communauté nous fait atteindre des horizons illimités. Le Concile nous le rappelle : « Chaque fois que la communauté de l'autel se réalise, en dépendance du ministère sacré de l'évêque, se manifeste le symbole de cette charité et de cette unité du Corps mystique sans laquelle le salut n'est pas possible. Dans ces communautés, si petites et pauvres qu'elles puissent être souvent, ou dispersées, le Christ est présent par la vertu duquel se constitue l'Eglise une, sainte, catholique et apostolique » (Lumen Gentium, 26). L'Eucharistie célébrée ainsi est le prélude du rassemblement de tous les peuples, de toutes les langues, de toutes les cultures dans le Christ total. Le sommet de la présence d’une Fraternité ou d’une communauté est atteint dans l'Eucharistie célébrée "pour la gloire de Dieu et le salut du monde", qui récapitule toute autre forme de prière. Le P. Moubarak, prêtre libanais, disait que le chrétien était le pain eucharistique du monde musulman. C’est sans doute au moment où il s’est trouvé privé de l’Eucharistie, de la possibilité de célébrer la messe, que le Frère Charles a le mieux réalisé qu’il avait à devenir lui-même « Eucharistie », pain livré pour le monde au milieu duquel il vivait. L’importance que vous attachez à la présence eucharistique, à l’adoration et à la célébration eucharistique dans vos Fraternités vient de cette conscience qu’il avait de la place primordiale de l’Eucharistie. Celle-ci nous met en lien les uns avec les autres, en lien avec l’humanité proche ou lointaine, en lien avec l’Eglise toute entière.

 

6. Une des pierres de fondation de la Priere : LA PAROLE DE DIEU

Une petite sœur nous le rappelait récemment dans un témoignage : « Les deux tables de la Parole et du pain sont unies, ce que Charles de Foucauld exprimait en voulant voir la Bible et le tabernacle éclairés par une seule lampe. » Je pense aussi au Cardinal Martini qui, avant de mourir, avait souligné l’importance de la lecture de la Parole de Dieu, et individuellement et en Eglise. Dans une interview posthume, voici ce qu’il dit, après avoir donné comme premier conseil la conversion.

« Mon deuxième conseil est l’écoute de la Parole de Dieu. (…) Seul celui qui reçoit cette Parole dans son cœur peut aider au renouvellement de l’Église et saura répondre avec justesse aux demandes personnelles. (…) Ni le clergé ni le droit canonique ne peuvent se substituer à l’intériorité de l’homme. Tous les règlements, les lois, les dogmes ne nous sont donnés que pour clarifier la voix intérieure et aider au discernement de l’Esprit. »

La Parole de Dieu est au centre de notre vie d’Eglise. Ce que je mettrais d’abord en relief c’est le fait que, comme vous, nous nous nourrissons chaque jour de la Parole de Dieu dans la liturgie Eucharistique. Quelques communautés féminines du Diocèse n’ont pas la possibilité d’avoir une Eucharistie quotidienne. Je sais que, chaque jour, elles se retrouvent autour de la Parole de Dieu pour un temps de partage et d’échange. Leur vie s’éclaire à la lumière de la Parole. J’ose appeler ces rencontres quotidiennes d’Eucharistiques. La plupart du temps, elles communient au Corps du Christ. Je ne vous cache pas que ce sont souvent ces communautés qui vivent le plus intensément de l’Eucharistie et du Partage de la Parole.

Une expérience que nous vivons depuis deux ans est la lecture commune de la Parole de Dieu tout au long de l’année dans notre Diocèse. L’an dernier, nous avons pris quelques chapitres de l’Exode. Cette année, nous avons choisi les premiers chapitres des Actes des Apôtres. La lecture commune de l’Exode nous a aidés à donner sens à notre marche commune, notre vie d’Eglise au milieu de ce peuple. La lecture des Actes des Apôtres nous permet de réaliser que, au fond, l’Eglise est toujours commençante, et que l’expérience de l’Eglise primitive nous interpelle dans notre aujourd’hui. Elle vit sous la mouvance de l’Esprit, connaît le premier défi du passage à d’autres cultures, prend en compte les pauvretés de son temps. Cette lecture se fait soit de façon personnelle, soit en petites communautés locales, soit dans les « Secteurs » qui permettent de plus grands rassemblements. Et nous consacrons une journée de notre Assemblée Diocésaine annuelle pour récapituler ensemble ce travail et cette lecture de l’Année. Cette « lecture communautaire » est partout un facteur d’unité, donne sens à la marche de notre « caravane » diocésaine. Elle est un lien fort dans la dispersion que nous connaissons. Nous n’aurons jamais fini de boire à la source des Ecritures comme l’écrivait Saint Ephrem de Nisibe au 4ème siècle : « Qui est capable de comprendre toute la richesse d’une seule de tes paroles, ô Dieu ? Ce que nous en comprenons est bien moindre que ce que nous en laissons, tout comme les gens assoiffés qui s’abreuvent à une source. […] Celui qui a soif, se réjouit de boire, mais il ne s’attriste pas de son impuissance à épuiser la source. […] Rends grâce pour ce que tu as reçu et ne murmure pas pour ce qui est resté inutilisé. Ce que tu as pris et emporté est ta part ; mais ce qui reste est aussi ton héritage »

Je n’ai pas fait  une seule citation des écrits de notre cher bienheureux Charles ! C’est quand même un défi dans une Assemblée comme la nôtre. Je vous avoue encore que je ne voulais pas m’y risquer. Mais je suis heureux de me mettre à votre école. Je suis venu ici pour cela. Et comme il m’a été demandé de prendre la parole… j’ai pris un autre biais, une autre approche. J’espère que vous vous y reconnaîtrez. Je n’ai pas besoin de vous convaincre de continuer d’être ce que vous êtes dans la diversité de vos vocations… C’est le meilleur que vous pouvez apporter à l’Eglise universelle. C’est le meilleur que vous apportez aussi à cette petite Eglise du Sahara qui garde le message du Frère Universel. C’est le meilleur que vous apportez à la rencontre et au dialogue de vie entre chrétiens et musulmans. Le message d’Amour que vous portez est au-delà de toute frontière, qu’elle soit géographique ou religieuse. Cet Amour est tellement fort qu’il «  sacralise » toute personne. Qu’est-ce qui nous  unit le plus, chrétiens er musulmans ? Au-delà de nos  Ecritures respectives, et des multiples interprétations légitimes que nous pouvons en faire ? Le point de convergence et de rencontre le plus marquant n’est-il pas notre commune humanité ? Nos Ecritures respectives nous apprennent le caractère sacré de toute personne. C’est à cela que doivent nous ramener toute lecture et toute intériorisation de la Parole de Dieu.

Voici quelques jours seulement, je rendais visite à un ami musulman d’une petite ville du Sud. Il a fondé une Association pour la défense des citoyens. Parlant de ses convictions les plus profondes, du caractère sacré de toute personne, il me disait « Une seule personne a plus de valeur que la Kaaba ! » Je n’ai pas encore cité le Frère Charles. Mais en terminant, je le ferai quand même : « Une seule âme a plus de prix que la Terre Sainte entière et que toutes les créatures sans raison réunies » (Cité par Michel Lafon. Prier 15 jours avec Charles de Foucauld p. 65).

Jésus ne disait par autre chose à la Samaritaine lorsqu’il affirmait que l’heure était venue où les adorateurs adorent en esprit et en vérité (Jn 4,23). N’est-ce pas à ce point  incontournable que nous ramène la méditation de la Parole de Dieu ?

crviviersavrl13_fichiers/prtcr23.jpg    +Claude Rault.  Viviers. Avril 2013.

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Amis du Diocèse du Sahara (ADS)

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