La Lettre ouverte et appel des guides religieux musulmans aux responsables
des différentes Eglises chrétiennes, comme message de fête,
à l’occasion de la clôture du jeûne du mois de Ramadân
(14/28/2007), et comme rappel-anniversaire de la lettre des trente-huit
savants musulmans adressée à S.S. le Pape Benoît XVI,
en 2006, est un événement hautement significatif qu’on ne
peut pas ne pas remarquer et dont il est nécessaire de souligner
l’importance. Voilà pourquoi, nous, membres du staff de l’Institut
Pontifical d’Etudes Arabes et d’Islamologie (PISAI) de Rome, tout particulièrement
intéressés aux relations entre chrétiens et musulmans,
nous croyons de notre devoir d’exprimer notre avis sur ce document.
Essayant de rentrer sans a priori dans la dynamique de cet événement
tel qu’il se présente, parce que nous sommes convaincus de la
bonne foi de ceux qui l’ont suscité, purifiés qu’ils étaient
par le long jeûne de Ramadân, nous voudrions rendre compte
de tout ce que nous apprécions dans la présentation et dans
le contenu de ces pages. Notre fréquentation relativement longue
et assidue du patrimoine culturel et religieux de l’Islam, ainsi que nos
contacts réguliers avec les membres de la communauté musulmane,
nous permettent de remarquer la nouveauté de ce geste et nous autorisent
à attirer l’attention des non-musulmans sur sa qualité.
D’abord, nous sommes frappés par la largeur des horizons sous
lesquels se situe ce texte ; largeur au niveau des signataires : cent
trente-huit personnalités musulmanes provenant de nombreux pays
situés dans tous les continents et dont l’appartenance religieuse
témoigne de nuances variées ; largeur au niveau des destinataires
: tous les guides des différentes Eglises chrétiennes dont
vingt-huit sont explicitement nommés.
Dans le même ordre de constatations, nous soulignons l’étendue
du champ concerné, àsavoir les musulmans, les chrétiens,
les juifs et les hommes du monde entier. Les auteurs du texte ne se réfugient
pas dans un pro domo revendicatif de l’umma, mais ils se situent, au
contraire, comme partenaires de l’humanité pour laquelle ils proposent
leur façon de concevoir les fondements et les principes reconnus
aussi par d’autres communautés, en vue de sa survie dans une paix
effective et générale.
L’ampleur des perspectives est également un trait notoire
de ce texte. Ses auteurs s’intéressent certes au sort du monde
actuel tel qu’il est en jeu ici et maintenant, maiségalement à
celui des ‘âmes éternelles’ qui se jouera ailleurs et demain.
Cette double visée, à la fois immanente et transcendante,
fait circuler dans ce discours un courant fort et libérateur.
Bien sûr, nous sommes également frappés par le
caractère fondamental du propos : Dieu et l’homme. Il est bien
plus facile de se limiter à des idées d’autant plus généreuses
qu’elles sont vagues et générales, que de réclamer
ainsi l’attention sur l’urgence des droits de Dieu et de ceux de l’homme
qui exigent de chacun une attention soutenue et un amour actif et concret.
Nous sommes également sensibles à la réelle
attention que portent les signataires de cette lettre à la référence
capitale qui fonde l’autre en tant que juif ou chrétien, à
savoir le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain dans le
Deutéronome et dans l’Evangile de Matthieu. Cette volonté
de reconnaissance de l’autre, dans le désir le plus profond de
ce qu’il veut être, nous apparaît comme un des points fondamentaux
de ce document ; elle seule peut garantir le succès d’une vraie
relation entre communautés culturellement et religieusement différentes.
En même temps, nous apprécions la façon dont
les auteurs du texte, en tant que musulmans, voient dans ces deux commandements
la définition même leur propre identité. Ils ne le
font ni par complaisance ni par politique, mais, en vérité,
uniquement à partir de leur proclamation de l’unicité divine
(al-taw|îd), pivot de la foi musulmane. Effectivement, nous reconnaissons
que l’acceptation radicale de l’unicité divine est une des expressions
les plus authentiques de l’amour dû à Dieu seul et que, la
foi n’allant jamais sans les bonnes oeuvres, comme ne cesse de le répéter
le Coran (al-ladîna âmanû wa ‘amilû al-¡âli|ât
: al-Baqara 2, 25), l’amour de Dieu est indissociable de celui du prochain.
Nous savons gré à ceux qui nous interpellent, en soulignant
ainsi l’accord sur l’essentiel qui fonde nos diverses communautés
de croyants, de conserver cependant une vision réaliste et courageuse.
En effet, d’une part, ils ne gomment pas la différence de nos
options christologiques ; et, d’autre part, ils ne passent pas sous silence
le problème de la liberté religieuse (lâ ikrâha
fî l-dîn : al-Baqara 2, 256) qu’ils considèrent comme
étant un point crucial.
Ce réalisme ne les empêche pas d’avoir une vision positive
sur les obstacles et lesdifférences qui demeurent entre nous ; si
bien que, fidèles à la tradition coranique qui lesinspire,
ils n’y voient qu’une occasion d’émulation dans la recherche du bien
commun (fastabiqû l-hayrât : al-Mâ’ida 5, 48).
C’est certainement cette vision positive des difficultés qui
leur a permis d’écarter la polémique, de se dépasser,
de prendre sur eux-mêmes et de ne point tenir compte de leurdéception
due à une réponse qui ne correspondait pas à leur
attente, à la suite de leur lettre adressée à S.S.
le Pape Benoît XVI, en 2006.
En lisant ce document, nous remarquons l’existence, de leur part,
d’un regard neuf etcréatif, porté sur le Texte coranique
et celui de la Tradition prophétique, par rapport à certaines
interprétations historiques, marquées par des situations
particulières qui en rendaient la portée relativement restrictive
en ce qui concerne la considération des non-musulmans.
Nous pensons, en particulier, à la portée générale
qu’ils donnent aux versets de Âl ‘Imrân 3, 113-115 relatifs
à ‘une communauté droite qui récite les versets de
Dieu durant la nuit, tout en se prosternant’ que nombre de commentateurs
assimilaient jusqu’ici aux seuls chrétiens sur le point de se convertir.
Nous sommes heureux de voir que les citations bibliques et évangéliques
utilisées dans ce document sont faites à partir des sources
et que les explications qui en sont données se fondent parfois
sur les langues originelles : l’hébreu, l’araméen et le
grec. Cela témoigne d’un grand respect et d’une réelle attention
à l’autre, en même temps que d’un esprit authentiquement
scientifique. Là aussi nous notons l’émergence d’un nouveau
regard.
Pour conclure, nous voulons insister sur l’attitude a priori positive
des auteurs du texte dans leur interprétation des trois passages
parallèles des Evangiles synoptiques. Ils auraient pu choisir des
exégèses bien plus restrictives et minimalistes que la tradition
chrétienne pouvait aisément leur fournir et qu’ils n’ignorent
certainement pas. Stimulés par leur attitude, nous ne voulons retenir,
nous aussi, que l’interprétation maximaliste selon laquelle les textes
du Coran et de la Tradition prophétique ne limitent pas aux seuls
membres de l’umma les bienfaits que tout bon musulman doit prodiguer à
son prochain au nom de sa foi en Dieu et de son amour exclusif pour lui.
Un tel document nous encourage à poursuivre décidément
notre engagement pour que la différence de nos langues et de nos
couleurs (ihtilâf alsinati-kum wa alwâni-kum : al-Rûm
30, 22), c’est-à-dire nos différences culturelles profondes,
loin de nous engager dans le soupçon, la méfiance, le mépris
et la dissension, comme cela s’est souvent vérifié dans
l’histoire de nos rapports et comme c’est toujours le cas dans le monde
d’aujourd’hui, soient perçues comme des signes pour ceux qui savent
(inna fî dâlika la-âyâtin li-l-‘âlimîna),
c’est-à-dire, comme une miséricorde provenant de notre Seigneur.
Miguel Angel Ayuso Guixot, directeur
Renaud Etienne, directeur des études
Cottini Valentino, prof.
Lagarde Michel, prof.
Phiri Felix, prof.